ANCIEN SANS-ABRI FAN DE BUKOWSKI, POÈTE, DESSINATEUR, PERFORMER, WILLIS EARL BEAL JOUE DANS UN FILM, MEMPHIS, PRÉSENTÉ À VENISE ET DÉBALLE SON 2E ALBUM, NOBODY KNOWS. PORTRAIT D’UN MEC GIVRÉ.

La terrasse couverte du Dominican. Un black costaud. Des grandes lunettes noires pour ajouter une touche de mystère. Ou peut-être cacher des yeux trop amochés par les excès? Willis Earl Beal est arrivé la veille à Bruxelles. Soirée steak de cheval et whisky coca. La boisson officielle du champion. Il est 10 h 45 du matin et tout le monde dans son entourage se félicite que le lascar, une force de la nature, ne soit pas encore passé à l’apéro. Pour tenir le coup, il fume cigare sur cigare, plus dans le genre parrain de la pègre que roi du pétrole. Envoie le petit personnel faire le plein au débit de tabac et garde à portée de main un bouquin de Bukowski en anglais et en italien. « J’adore Factotum. Puis aussi The Most Beautiful Woman In Town. Un de ses recueils de nouvelles, commente-t-il de sa grosse voix. Bukowski incarne le vrai mâle américain. Je vais en faire bondir certains. Mais beaucoup de mecs aujourd’hui sont efféminés. Tu vois le genre. Tendance métrosexuels. Obnubilés par leur look. Je pense que de nos jours la plupart des types ne se préoccupent plus des choses réellement importantes de la vie. Franchement, le vrai mâle américain n’existe plus. Je ne sais pas quand il est mort. Mais il a disparu. Bukowski, c’est un peu comme mon grand-père. »

Willis, possédé, en lisait d’ailleurs des extraits lors de son concert aux Nuits Botanique en 2012. A l’époque où il défendait, seul avec sa boîte à musique, son premier album, le très roots Acousmatic Sorcery. « Ce disque n’aurait jamais dû sortir. Ce n’était que des esquisses que j’aurais voulu réenregistrer en studio. » Remarque d’autant plus étonnante que cet aspect lo-fi contribuait grandement à son charme. Faut s’y faire. Mister Beal est plutôt un mec étrange et surprenant. « J’ai grandi avec Michael Jackson comme tout le monde, raconte ce fan de Camus, Hemingway, Céline, William Blake et Salinger… Puis aussi du smooth jazz et des trucs des années 80 que s’enfilait ma grand-mère. Cyndi Lauper et Police, toutefois, n’éveillaient rien de spécial en moi. Le premier truc qui m’a vraiment retourné, c’est Bob Dylan. Lui et Tom Waits m’ont profondément ébranlé. »

Il ne le cache pas d’ailleurs. Willis rêve de devenir le Tom Waits noir. « Screamin’ Jay Hawkins? Non. J’ai été marqué par Vincent Gallo, Van Morrison, Scott Walker… Mais pas par le blues, Screamin Jay et Robert Johnson. Je sonne juste comme eux. »

Une centaine d’appels par jour

A type improbable, histoire impensable. Willis Earl Beal s’est fait connaître en distribuant des flyers frappés de son numéro de téléphone et d’une invitation à lui écrire ou passer un coup de fil: « Call me and I’ll sing you a song, Write to me and I’ll draw you a picture. » C’est de la sorte qu’il s’est fait repérer par XL et son sous-label Hot Charity. Qu’il a aussi, un jour, reçu un appel de Mos Def. « La seule personne connue à m’avoir contacté. Il s’agissait avant tout de filles et de mecs anonymes se sentant désespérément seuls. Ils voulaient entendre un morceau. Savoir si j’étais gay. Me raconter leur vie et leurs emmerdes. Plein de trucs. Ça a été une expérience sociologique incroyable. A la fois belle et déprimante. C’est fou ce que les gens ont besoin de communiquer. »

Lui, le gros dur, l’individualiste, le solitaire qui n’aime pas partager les crédits, ni l’idée que d’autres aient quoi que ce soit à dire sur son travail, a connu ça. « Quand je bossais comme agent de sécurité, la nuit, à Albuquerque, je me sentais terriblement seul. J’avais le numéro de toutes ces filles mais aucune ne me répondait. Aucune ne décrochait ce putain de téléphone. J’étais tellement isolé. J’appelais régulièrement SOS suicide. Non pas que je comptais me faire sauter le caisson mais j’avais besoin de parler à quelqu’un. »

Fini les chansons au GSM. Depuis le temps, Willis a changé de numéro. « Je ne pouvais pas continuer. J’habitais chez ma grand-mère à l’époque. Je recevais une centaine d’appels par jour. Le téléphone sonnait sans cesse. En plus, certains étaient condescendants à mort et vraiment pas sympas. » Terminé aussi le bricolage et les bouts de ficelle. Son deuxième album, Nobody Knows, est un disque nettement plus propre et produit. Il a travaillé dessus à Amsterdam, Chicago, New York. Sur la table de cuisine de sa grand-mère aussi.

« Un personnage principal traverse ces morceaux. C’est une meilleure, une parfaite version de moi. En fait, c’est moi mais dans un autre monde. J’ai besoin de ça pour survivre parfois. Ce personnage est très extrême. Je ne suis pas aussi entier. Il aime et tue. Et c’est ce dont parlent les chansons. Il pénètre des territoires où nous n’irons jamais. Et à sa manière, il est totalement pur. C’est ce mec que tu vois sur scène quand tu viens à un de mes concerts. Moi, je mens. Je mens tout le temps. D’une manière passive et agressive. Je suis un faible. »

Si, sur la route, Willis se fera notamment accompagner d’un TV on the Radio et d’un Cerebral Balzy, sur disque il peut se targuer d’avoir débauché Cat Power. « Tu as vu la pochette dessinée à la main de mon premier album Acousmatic Sorcery? C’est elle. Je l’ai dessinée avant de la rencontrer. J’avais l’habitude de passer devant un magasin de disques où un poster d’elle était exposé en vitrine. Je nous prenais en photo à l’aide de mon téléphone portable et je prétendais que c’était vraiment elle. » Obsédé par la voix de Chan Marshall et tout ce qu’elle a pu traverser. « J’avais l’impression, comme beaucoup d’autres gens j’imagine, qu’elle me parlait à travers ses textes. Je savais que je finirais par la rencontrer. Un soir, j’étais avec ma petite amie et le téléphone a sonné. C’était pour me prévenir que Cat Power allait appeler. Elle l’a fait. Elle m’avait découvert sur Internet et aimait ce que je faisais. J’ai eu le sentiment de parler à une petite fille noire. »

Artiste pluridisciplinaire, performer, poète, musicien, dessinateur, le mec de Chicago accompagne Nobody Knows d’un manifeste intitulé I am nothing, nothing is everything. « Une page dans laquelle j’exhorte à ne pas regarder Internet ou qui que ce soit pour s’inspirer. Tout dans notre culture est designé pour être vendu. Tout est fait de manière à ce que les gens puissent l’acheter. Tu dois payer 15 euros pour m’entendre te raconter ces conneries. Mais ce que je veux exprimer, c’est que mon travail est authentique. Ne cherchez l’inspiration nulle part ailleurs qu’en vous. »

SDF et candidat X Factor

Willis a déjà bien bourlingué. Il a été SDF. « Ça m’a aidé. Je ne conseille à personne d’être sans-abri pour se trouver artistiquement hein. Mais je recommande une certaine solitude. Il faut, je pense, sacrifier certaines relations pour entendre sa propre voix. Il faut sortir de sa zone de confort. » Il a aussi participé au télécrochet X Factor. De quoi faire naître quelques soupçons. « Je ne sais pas ce que j’y cherchais. Je n’avais pas de job. Je vivais chez ma grand-mère. Je me disais qu’il y aurait de jolies filles. C’était exotique. Je pensais que j’allais gagner. Que j’aurais de l’argent. Je ne me soucie pas de la perception qu’on peut avoir des choses. » Il a franchi le cap du premier tour. S’est ensuite retrouvé en Californie. « C’était affreux. Ils nous faisaient écouter Lady Gaga 63 fois par jour pour nous apprendre à danser devant les juges. J’allais perdre la tête. Je me suis retrouvé à me saouler dans les toilettes toute la journée. Et quand j’ai dû chanter, j’ai oublié les paroles. Ils m’ont viré. Fin de l’histoire. »

A l’entendre, Willis ne fera pas de vieux os sur scène. Son but ultime dans la vie? Commercialiser des sapins de Noël. « Faire pousser ces arbres dans une ferme et aller les vendre en ville avec ma copine. C’est ce que je compte faire quand j’aurai du fric. Je trouve ça romantique. L’idée de Noël, je m’en fous un peu je t’avoue. Mais j’aime les camions et l’odeur des sapins… »

LE 08/10 À L’AB CLUB.

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