CHARLES BRADLEY A ENTAMÉ SA CARRIÈRE À L’ÂGE OÙ D’AUTRES PRENNENT LEUR PENSION. SON DEUXIÈME ALBUM VICTIM OF LOVE VIENT DE SORTIR CHEZ DAPTONE. HOUSE OF SOUL ET TREMPLIN POUR TRÉSORS OUBLIÉS.

South by Southwest. La terrasse du Hyatt Regency. Un hôtel aussi gigantesque (448 chambres) que luxueux (250 dollars minimum la nuit hors SXSW). Flanqué de Thomas Brenneck, le patron de Dunham Records, ancien musicien de Sharon Jones et membre du Budos Band qui a fondé le Menahan Street Band, Charles Bradley nous accueille tout en classe et décontraction. Il y a comme qui dirait une ironie et en même temps un semblant de justice à rencontrer le vieux, lumineux et touchant Charles dans ce lieu moderne et friqué. Parce que Bradley respire, inspire, expire le vintage. Parce qu’il est LA voix masculine du revival soul. Mais aussi, surtout, parce que la vie ne lui a jamais fait de cadeau. Préférant lui réserver dénuement, douleur et cruels coups du sort.

Né à Gainesville en 1948, Charles Bradley n’a jamais connu son père (« Je ne le reconnaîtrais pas si je le croisais aujourd’hui« ). Il grandit avec sa grand-mère en Floride jusqu’à l’âge de huit ans. Quand sa génitrice, qu’il connait à peine, décide de le rapatrier à New York. Malheureux comme la pierre, il s’enfuit de chez elle à quatorze piges. Dort dans des métros et des voitures abandonnées, se lave dans des toilettes publiques pendant deux longues années… Ses potes plongent dans la drogue. Se défoncent à l’héroïne. Charles, lui, entre dans un centre Job Corps, programme éducatif pour jeunes défavorisés où il apprend le métier de cuisinier. Depuis qu’il a vu le « Godfather of soul » avec sa soeur à l’Apollo (il avait alors quatorze ans), Charles est un inconditionnel de James Brown. « Je ne pourrai jamais oublier ce moment. C’était juste renversant. Quand je suis rentré à la maison, j’ai attaché une corde à un balai et je me suis mis sans relâche à l’imiter.  »

L’obsession est telle que Bradley devenu cuistot, boulot qu’il exerce pendant la majeure partie de sa vie (jusque dans un hôpital psychiatrique), passe ses temps libres à reprendre le répertoire du maître. « Je n’arrêtais pas d’écouter de la musique en préparant la bouffe. Elle a toujours été primordiale dans ma vie. Confusion, sur mon nouvel album, c’est le son que mes oreilles ont toujours cherché. Un mélange de funk et de rock qui écrit une nouvelle théorie de la vie. Mais l’expression soul psychédélique me va tout aussi bien. »

Screaming eagle of soul

Tous ceux qui ont entendu ses chansons ou ne serait-ce qu’aperçu quelques secondes le « Screaming eagle of soul » sur scène se posent la même question. Comment est-il possible que Charles Bradley, cet homme à la voix profonde, déchirante et terriblement sincère ait dû attendre l’âge de la pension pour sortir, en 2010, son premier disque? Il est des questions sans réponse. De son propre aveu, aucun label ou producteur ne l’avait jamais approché. Les rencontres avec Gabriel Roth et Thomas Brenneck ont tout changé. « Pourtant au début, nous avions du mal à nous comprendre. Et quand Tom m’a suggéré de chanter ma vie, les épreuves que j’avais traversées, je lui ai répondu que ce n’était pas possible. Que c’était trop douloureux. »

Ça se lit sur leur visage. L’un blanc, barbu et encore jeune. L’autre noir marqué par les affres de l’existence. Brenneck et Bradley ne partagent pas le même background. « Tom et moi, on a connu deux parcours de vie fondamentalement différents. Et à l’époque, je vivais des trucs particulièrement sombres. » Le frère de Charles venait de mourir. Abattu par son propre gamin. « Mais je n’avais jamais rencontré de musicien qui me parlait autant que Tom. C’est pour ça que je l’appelle aujourd’hui mon fils, mon ami, mon frère… James Brown est une légende. Mais je me suis dit à un moment: il est temps pour moi d’en devenir une aussi et d’écrire ma propre histoire. »

« Charles a un don, avance Brenneck. Dès qu’il sent la musique, il devient très prolifique avec les lyrics… En même temps, si ce n’est pas le cas, tu n’obtiendras rien de lui. C’est à se demander d’où sortent ces paroles. Mais on le sait, elles viennent du coeur. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi profond. Quelqu’un dont les mots fusionnent de pareille manière avec la musique. » Charles Bradley, Sharon Jones, Naomi Shelton… Chez Daptone Records, la seule, l’unique house of soul, on s’est depuis quelques années maintenant spécialisé dans le lancement de talents oubliés. Des voix comme, pensait-on, il n’en n’existait plus. « Il faut prospecter, chercher pour les trouver. Mais il faut aussi beaucoup de chance, reconnaît Brenneck. Découvrir Charles a été une bénédiction. Personne ne chante et ne chantera comme lui. »

Trop petite et trop grosse pour l’industrie au début des années 70, ce n’est pas faute d’avoir voulu en forcer les portes, Sharon Jones, originaire d’Augusta comme James Brown, a commencé sa carrière à plus de quarante balais après avoir été gardienne de prison et convoyeuse de fonds.

Naomi Shelton, elle, avait la soixantaine déjà bien entamée quand l’écurie Daptone l’a intronisée soul sister et qu’elle a sorti son premier album. Après avoir appris à chanter à l’église, Naomi Davis Shelton, née à Midway, dans l’Alabama, remportait régulièrement des concours de talents locaux en son jeune temps et, installée à New York, donnait même dans les années 60 trois concerts par soir au Brooklyn’s Night Cap. Si Naomi n’a jamais cessé de chanter dans les clubs et les églises, elle a dû patienter jusqu’à la fin des années 90 pour retrouver son mentor d’alors le pianiste Cliff Driver, donner de la voix dans son nouveau groupe et séduire Gabriel Roth. Boss du label Desco qui deviendra bientôt celui de Daptone. Avis aux amateurs, trop vieille pour courir le monde, Naomi Shelton joue tous les vendredis accompagnée de ses Gospel Queens au Fat Cat. Une espèce de maison de jeunes avec des tables de ping-pong et des billards installée à Brooklyn.

Des chanteurs incroyables

Récemment en tournée avec Charles Bradley, Lee Fields a enregistré son premier 45 Tours en 1969 sur Bedford Records. Puis quelques autres sur un tas de mini labels. Dans les années 80 cependant, ce fils spirituel de James Brown a disparu de la circulation. Au milieu des années 90, Gabriel Roth et Philippe Lehman, chercheurs de soul alors à la tête de Desco (Fields est aujourd’hui chez Truth and Soul le label du second), écrivent de nouveaux titres et sont en quête d’interprètes. Lehman, le Français, lance le nom de Lee Fields mais n’a pas la moindre idée de ce qu’il est devenu. Quand il retrouve sa trace dans le New Jersey, Lee qui n’y croyait plus accepte de donner de la voix pour quelques dollars. Mais il manque une choriste pour l’enregistrement. Un musicien propose les services de sa compagne: Sharon Jones.

« Beaucoup de jeunes pensent que si tu as le bon studio, le bon équipement, ton album va tuer, termine Brenneck. C’est une très grossière erreur. Les mecs qui ont fait du funk dans les années 60 avaient passé les fifties à jouer du blues, du swing dans les big bands. Tu dois savoir jouer le rock de Chuck Berry, Elvis, la country pour que ta soul ait de l’âme. Une partie du secret de Daptone, c’est qu’on a des chanteurs incroyables. En Amérique, il y avait un lien clair avec le mouvement des droits civiques. Les morceaux de Sam Cooke, de Curtis Mayfield étaient des chansons socialement conscientes. Conscientes des luttes. C’est dur pour des gamins de jouer, chanter ce genre de choses sans les avoir expérimentées ou du moins longuement écoutées. »

LIRE LA CRITIQUE DU DISQUE PAGES 36-37.

CHARLES BRADLEY SERA À WERCHTER LE 05/07.

RENCONTRE JULIEN BROQUET, À AUSTIN

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