AVEC BROKEN, LE PREMIER FILM DE RUFUS NORRIS, TIM ROTH RENOUE AVEC LE CINÉMA INDÉPENDANT ANGLAIS QUI LE LANÇA AU DÉBUT DES ANNÉES 80. L’OCCASION D’UN ARRÊT SUR IMAGES

La première fois que l’on vit Tim Roth à l’écran, c’était sous les traits d’un skinhead plein de morgue, le regard narquois et assassin sous la croix gammée qu’il avait tatouée au bas du front, et la haine suintant par tous les pores, individu en déshérence de l’Angleterre des années Thatcher, dont Alan Clarke devait peindre le portrait à vif dans le tétanisant Made in Britain. Le trait anguleux et l’humeur nerveuse, que complétait un (sou)rire volontiers sardonique, façon Richard Widwark dans Kiss of Death, c’est presque forcément dans le compartiment tueurs que l’acteur devait asseoir sa notoriété -en mode agité quand il s’agissait d’arracher Terence Stamp à sa retraite espagnole dans The Hit de Stephen Frears; animé par une détermination glaciale dans le Little Odessa de James Gray. Et l’on n’évoquera ici que pour mémoire le braqueur bavard de Pulp Fiction qui avait succédé au Mr. Orange de Reservoir Dogs, la première moitié des années 90 coïncidant avec le commencement d’une reconnaissance internationale à laquelle Quentin Tarantino ne serait certes pas étranger. A charge pour l’acteur de varier les plaisirs par la suite, entreprise qui devait le conduire chez Allen (Everyone Says I Love You) comme chez Herzog (Invincible); chez Coppola (Youth without Youth) comme chez Haneke (Funny Games U.S.).

Trente ans après ses débuts, et désormais dans la prime cinquantaine, Roth affiche un profil apaisé, en porte-à-faux avec l’image qu’il continue à trimballer -Zana Marjanovic, l’une de ses partenaires dans Broken, confesse ainsi combien elle fut surprise de découvrir en lui « un homme charmant ». Et s’il s’en amuse de bon coeur, il lui suffit d’un « Can we keep it down a little bit? Thanks » asséné d’un ton ferme pour ramener le calme dans la salle, bondée, où se déroule l’interview -position de repli adoptée après que les cieux aient choisi de se déverser sur la Croisette.

Cannes, Tim Roth y est invité à double titre en ce printemps 2012: en qualité de président du jury Un Certain Regard, mais aussi pour défendre Broken, le film qui, au terme d’un parcours l’ayant conduit aux quatre coins du cinémonde, consacre son retour au cinéma indépendant britannique. « Je ne me souviens même plus du dernier film que j’avais tourné en Angleterre », sourit-il, savourant le plaisir de s’être retrouvé « at home ». Au-delà du seul contexte géographique, le premier long métrage de Rufus Norris aura aussi permis au comédien de renouer avec un mode de production comme il les affectionne –« c’était un tournage modeste, et on avait le sentiment de travailler en famille. Cela peut paraître banal, mais avec Eloise (Laurence, la révélation du film, dont il incarne le père, ndlr), j’ai eu l’impression d’avoir affaire à quelqu’un qui aurait pu être ma propre fille. » Le naturel de leur relation s’impose d’ailleurs à l’écran, et n’est pas étranger à la réussite de Broken, conte sur la perte de l’innocence qui voit une fillette violemment arrachée au cocon rassurant de la préadolescence pour se trouver ballottée à la lisière du monde des adultes. Le tout, sous le regard, compréhensif, mais parfois impuissant de son avocat de paternel -un Tim Roth dont la sérénité sera mise à l’épreuve d’un quotidien rude; de ceux qu’il a régulièrement tutoyés tout au long de son parcours.

Récit initiatique inscrit dans un réel britannique étouffant, Broken voit aussi l’un de ses protagonistes, un jeune handicapé mental, être accusé, à tort, d’abus sexuels. Etablir une connexion thématique avec The War Zone, l’histoire suffocante d’un inceste, et un drame à la résonance intime qui reste la seule réalisation de Tim Roth à ce jour, est bien sûr tentant. Ce dont il convient d’ailleurs sans se faire prier: « Le sujet était par moments si profondément bouleversant, quoique d’une manière différente, qu’il m’a inévitablement rappelé cette expérience », observe-t-il. A l’époque, à la toute fin des années 90, le comédien voyait dans son passage à la réalisation l’aboutissement d’un processus somme toute naturel. « Les réalisateurs avec qui j’ai travaillé m’ont régulièrement suggéré de franchir le pas, nous confiait-il alors. J’ai l’habitude d’interférer sur le plateau, et je suppose qu’ils préféraient me voir mettre en scène mon propre film plutôt que d’essayer de faire le leur à leur place. On apprend beaucoup sur les tournages, mais renoncer au métier d’acteur pendant deux ans m’effrayait. Vaincre cette appréhension s’est avéré le plus difficile.  » Une dizaine d’années plus tard, la donne n’a pas fondamentalement changé: « The War Zone reste mon expérience la plus gratifiante -tout à la fois magnifique, difficile et exigeante. J’ai adoré le travail avec les acteurs, et le processus dans son ensemble. Mais cela signifie aussi qu’on ne gagne pas un rond pendant deux ans. Mieux vaut donc avoir de l’argent de côté et des enfants en ayant fini de leur scolarité. Je m’y serais remis directement si j’avais pu, et c’est imminent désormais, j’ai d’ailleurs plusieurs projets sur le feu ».

Bilan intermédiaire

Parvenus à un âge où ils peuvent regarder ses premiers films, ceux qui lui taillèrent un profil teigneux et même sanglant, ses enfants ne se privent pas de porter un regard critique sur sa filmographie: « Ils sont vicieux, rigole-t-il franchement, mais en même temps, je leur apparais désormais comme « cool ». Il y a les films de Tarantino, bien sûr, mais plus encore le fait que j’ai travaillé avec Tupac Shakur, la quintessence du cool à leurs yeux » –c’était en 1997, dans Gridlock’d, de Vondie Curtis Hall.Lui-même, alors qu’on l’invite à esquisser un bilan intermédiaire de son parcours, assure éprouver encore, pas toujours certes, le plaisir qui le poussa à délaisser ses études artistiques pour embrasser le métier d’acteur. Et puisque l’exercice rétrospectif ne va pas sans inévitables regrets, il déplore ne pas avoir tourné avec Alan Clarke, le réalisateur de ses débuts, les deux téléfilms que ce dernier lui avait encore proposés, Contact et The Firm. Actes manqués auxquels il ajoute le fait de ne vraisemblablement plus pouvoir participer à un film de celui qu’il considère comme son héros, Ken Loach, qu’il côtoya brièvement pour Bread and Roses: « Il n’y a rien de plus relaxant que d’être à ses côtés, c’est une âme tellement douce. Ne plus pouvoir travailler avec lui me désole, mais je pense être devenu trop identifiable. C’est quelque chose dont il ne veut pas. Je suis donc passé à côté de ma chance.  » La rançon de la gloire, en quelque sorte. « Mais soit, j’ai demandé à Mike Leigh s’il était prêt à retravailler avec moi, et il m’a répondu par l’affirmative.  » (rires)

Pour l’heure, et dans la foulée de la série Lie to Me qui lui a valu un surcroît de notoriété -en plus de le rendre, de son propre aveu, plus impatient (« on travaille tellement dur et tellement vite à la télévision que quand je me suis à nouveau retrouvé sur un plateau de cinéma, je me suis demandé what the fuck? tant tout me paraissait lent »), Roth croque à nouveau à belles dents dans le Septième art. Quelques semaines après Broken, on le retrouvera aux côtés de Richard Gere dans Arbitrage de Nicholas Jarecki (« un film commercial, mais avec une approche adulte »), avant de le découvrir dans deux curiosités annoncées des prochains mois, le Möbius d’Eric Rochant, suivi du Grace of Monaco d’Olivier Dahan, où il campe le prince Rainier face à Nicole Kidman -sa carrière s’est, après tout, également dessinée au rythme de grosses productions, du Planet of the Apes de Tim Burton à The Incredible Hulk de Louis Leterrier. Made in Britain, certes, mais encore en France et à Hollywood…

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À CANNES

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