Loin des hommes

Will (Ben Foster) et sa fille Tom (Thomasin McKenzie) vivent en marge de la civilisation, un mode de vie cher à la réalisatrice Debra Granik.

Huit ans après Winter’s Bone, l’Américaine Debra Granik signe avec Leave No Trace une formidable fable naturaliste sur la question du choix et de la liberté.

En 2011, elle révélait Jennifer Lawrence à la face du monde dans Winter’s Bone, drame tendu empruntant aux codes du thriller et inscrit en toute authenticité dans le décor âpre des monts Ozark, Missouri. Avec Leave No Trace, Debra Granik s’enfonce encore un peu plus loin dans le cadre sauvage de l’arrière-pays américain sur les traces à peine visibles d’un père, Will, et son adolescente de fille, Tom, tandem soudé devenu maître dans l’art de la débrouille et en rupture radicale avec la civilisation. Passé par Sundance, la Croisette et Deauville, le film n’a -antienne désormais tristement connue…- jamais trouvé le chemin des écrans belges, sa sortie en DVD faisant aujourd’hui office de séance de rattrapage royale. Invitée de la Quinzaine cannoise en mai dernier, Granik, cinéaste majeure des outsiders et des inadaptés du système US, y revenait pour nous sur la genèse de ce projet sincère et atypique:  » L’idée même d’une existence qui se construit en dehors des conventions m’attire, c’est une thématique fascinante en soi. Pourquoi vivre dans la nature? Comment s’en sortir avec si peu? Au-delà de la simple notion de mystère que génère une telle situation, se dessine également une autre question, plus existentielle: comment trouver le bonheur et l’endroit auquel on appartient? »

Minimalisme

Adapté du roman My Abandonment de l’auteur portlandais Peter Rock, lui-même inspiré d’une histoire vraie, le récit des aventures de Will et Tom ose le pari gonflé de faire l’impasse sur l’idée même d’antagonisme: dans Leave No Trace, les démons sont intérieurs, le film faisant le portrait d’une Amérique de la marge armé d’une conception du cinéma à contre-courant total des codes institués par l’industrie mainstream.  » Filmer des grosses voitures, des duels à mort ou des explosions n’est pas mon truc, c’est un fait (sourire). Ma conception du cinéma se nourrit de beaucoup d’empathie, d’un désir profond de comprendre l’autre. Ce qui implique d’apprendre à apprivoiser son milieu de vie. En l’occurrence ici, ce parc national situé en Oregon, dont les conditions parfois extrêmes ont dicté la plupart de nos choix en termes de cinéma. À l’écriture, déjà, nous avons tendu vers le plus grand minimalisme possible et une réduction des choses à l’essentiel. Et ça a également été le motto s’agissant de l’interprétation des acteurs: dire le minimum, ralentir sa parole, être en permanence dans l’économie. »

Loin des hommes

Dans la forêt

Au cours de sa carrière de cinéaste indépendante, Granik, 56 ans, a toujours pris soin d’alterner les projets de films documentaires et de fiction. Leave No Trace et son naturalisme nourri de mille détails s’en ressent pour le meilleur aujourd’hui, qui tient autant du récit d’apprentissage sensible que du guide de survie en milieu hostile.  » Il existe toute une culture cachée de l’art de vivre dans les bois. Beaucoup d’anecdotes bien réelles ont alimenté le substrat du film. Comme l’histoire de cette Allemande qui passait les hivers les plus violemment rigoureux dans la forêt en véritable femme-écureuil. Cette philosophie de vie hyper modeste, hors des radars, m’interpelle d’autant plus aux États-Unis, je crois, car elle se développe au sein même d’un pays qui se mesure et se définit constamment selon une idée de grandeur, de démesure, d’accumulation. Ces gens ont exactement l’obsession inverse: ils veulent se faire le plus petit possible, jusqu’à quasiment disparaître. C’est un mode d’existence où la survie n’est pas garantie, et où il faut pouvoir faire preuve de beaucoup de résilience. »

S’il rend hommage au courage et aux valeurs de ses protagonistes, Leave No Trace n’est pas un film partisan pour autant. Et ses plus belles promesses se concrétisent sans doute quand son horizon s’ouvre en croisée des chemins, dessinant en filigrane le récit d’une possible émancipation pour Tom, l’adolescente. Sous ses traits, la jeune Néo-Zélandaise Thomasin McKenzie, aujourd’hui âgée de 18 ans, fait figure de fulgurante révélation. De là à lui prédire un destin à la Jennifer Lawrence, il n’y a qu’un pas, qu’on ne franchira pas, même si on la verra prochainement chez David Michôd, le réalisateur d’ Animal Kingdom, aux côtés de Timothée Chalamet et Robert Pattinson, ou encore chez Taika Waititi, le réalisateur du dernier Thor, face à Scarlett Johansson.  » Comme elle ne pouvait pas voler depuis la Nouvelle-Zélande jusqu’aux États-Unis juste pour une simple audition, elle a posé sa candidature en envoyant une vidéo super mignonne qu’elle avait enregistrée elle-même, se souvient Debra Granik en souriant. Il y avait une scène impliquant un lapin, alors elle est allée chercher l’animal de compagnie de la meilleure amie de sa petite soeur et elle s’est filmée avec pour seuls accessoires un seau, une brosse à dents et un sac de couchage. J’étais très enthousiaste mais j’ai d’abord pensé qu’on n’allait tout de même pas faire venir quelqu’un d’aussi loin pour le tournage. On a malgré tout commencé à échanger par Skype et je suis complètement tombée sous le charme de sa générosité, de son intelligence et de sa compréhension du personnage. Elle met beaucoup de coeur à l’ouvrage et possède un grand désir d’explorer et d’apprendre. Elle a tout ce qu’il faut pour faire de très belles choses.« 

Leave No Trace. De Debra Granik. Avec Ben Foster, Thomasin McKenzie. 1 h 49. Dist: Sony.

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