Des centaines de photos anonymes, oubliées dans les livres revendus chaque jour au Pêle-Mêle du boulevard Lemonnier, sont affichées sur ses murs. Un écrivain en choisit une, s’en empare et invente son histoire. Cette semaine: Olivier Bailly, bruxellois, journaliste et jeune auteur de polar, aussi drôle que méchant. Son dernier livre: Dis, petite salope, raconte-moi tout est paru aux éditions Cactus Inébranlable.

Novembre 2006, des perles de pluie glissent sur la façade vitrée de l’University College Hospital de Londres. Brian sort de la voiture banalisée, rétracte le cou dans son imper, couche sur sa poitrine une mince farde rouge. Il rentre dans l’imposant bâtiment de verre. Brian visite Alexander, un ancien du KGB, reconverti aux services secrets de sa Majesté. Un type en sursis. Brian sait qu’il voit son ‘camarade’ pour la dernière fois. En à peine deux semaines, le corps du Russe s’est désintégré, fondant littéralement sur place. A une cadence infernale. Les organes lâchent les uns après les autres.

Alexander a ingurgité du « polonium », selon l’élite en blouse blanche. La radiocactivité de cette substance renvoie Little Boyau rang de champignon comestible. Cet Hiroshima de poche, volatil, n’est manipulable que par quelques personnes dans le monde. Et ce qui est rare se paie. En absorbant trois microgrammes à peine de cette matière posée sur un verre, Alexander a justifié l’investissement du commanditaire de son assassinat: 25 millions de dollars.

Gravissant les marches de l’escalier de secours qui mène au deuxième étage sécurisé de l’hôpital, Brian n’a qu’une question en tête. Pourquoi le tuer ainsi? Pourquoi y consacrer tant d’argent et surtout laisser autant de temps à Alexander pour parler, révéler ce qui ne doit pas l’être? Alexander ne représente sans doute plus un réel danger pour les Russes. Sa mort imminente servira de signal aux autres espions du froid: si vous changez de camp, où que vous soyez, nous vous retrouverons et vous désintégrerons. Nous en avons les moyens.

Arrivé sur le palier, Brian salue le Royal Military Police, cerbère du couloir hébergeant l’espion radioactif. Quelques types en costume noir et chemise blanche justifient leur salaire d’enquêteurs en avalant leur septième café. Deux blouses blanches se penchent sur les derniers tests d’urine d’Alexander. Lorsque Brian passe à leur hauteur, il capte les mots « never seen that before« .

Devant la porte n°57, deux autres bérets rouges semblent déterminés à ne pas laisser passer Brian sans sésame officiel. L’agent britannique présente son badge et pousse la porte.

Un livre échoué sur le ventre, Alexander gît dans le lit, épuisé par la lecture de quelques pages. Il a perdu ses cheveux, une dizaine de kilos et dieu sait quoi encore. Brian frémit un instant. Et s’il était radioactif? Alexander lit dans ses pensées et d’une voix épuisée le rassure.

– Ne t’inquiète pas, camarade. Je fais peur mais ne mords pas.

Brian se place au pied du lit, tapote affectueusement le tibia de son ami, et lui dépose à hauteur de hanches le dossier rouge.

– On ne sait pas encore qui a commandité, mais on sait qui était le bras armé. Tu avais parlé d’un thé au Millenium, camarade? L’endroit irradie comme Nagasaki. C’est là que tu as avalé cette saloperie. La photo de ton barman est là.

Brian pointe du doigt la farde rouge. Alexander se redresse difficilement et ouvre le document. Il en saisit une photo abîmée.

– Et merde… Jeannine et Robert.

Jeannine et Robert van der Plancke. Couple aussi célèbre dans le milieu de l’espionnage que Depardieu l’est à Grozny. Au moindre coup chimique tordu, genre empoisonnement de Viktor Iouchtchenko ou crise de la dioxine belge, la CIA les place sur le podium des suspects.

« Jeannine aura isolé le polonium et Robert aura amené la substance jusqu’à toi« , avance Brian. Jeannine et Robert van der Plancke, de vrais professionnels.

Lui et sa tronche de David Niven rachitique, barbouze en espadrilles, travaillant sous la bannière de qui paie le mieux, tueur professionnel, expert redoutable en trahison à répétition. Toujours pour l’argent. L’homme rêve de posséder la Côte belge et d’y construire des immeubles de 17 étages, pour dresser un mur vitré face à l’Angleterre. Il est en passe d’y parvenir.

Elle, la Marie Curie rouge, la bobonne chimiste de la mort. Intellectuellement formée à Solvay, mentalement déformée à jamais. Connue pour ses innombrables canaris, cobayes au nom de la science du Mal. Personne ne trouve grâce aux yeux de cette myope de toute humanité. A part Robert évidemment.

Alexander regarde intensément leurs visages satisfaits. Des années séparent l’instant sur cette terrasse et le tea time au Millenium, mais leur regard ne laisse aucun doute, ils se réjouissent de la fin du Russe.

Alexander fait disparaître l’image en la glissant dans le livre traînant à ses côtés. Il ferme les yeux. Brian pense: « Ça y est, l’émotion, il meurt!« , mais Alexander ressuscite aussitôt, tend le bouquin à Brian:

– Emporte ça. Loin de moi. Renvoie-les chez eux. Au diable.

Brian saisit le livre, s’approche de la porte et prononce un indélicat: « Prends soin de toi. » Il se rend compte du ridicule de ces paroles. Son ami est en partance. Ce n’est plus qu’une question de jours.

A la sortie de l’University College Hospital, Brian veut jeter le livre de rage. Un polar évidemment… Mais rompre le dernier souhait d’un condamné à mort porte malheur et Brian en a eu sa dose pour la semaine. Il hèle un taxi pour la gare de Waterloo. Morne peine. Direction Bruxelles.

Par Olivier Bailly

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