AUX BRIGITTINES, LISBETH GRUWEZ DANSE SUR BOB DYLAN. UNE RENCONTRE IMPROBABLE QUI REPOSE LA QUESTION DES LIENS ENTRE LA DANSE CONTEMPORAINE ET LE ROCK. UNE RELATION COMPLIQUÉE, CONFLICTUELLE PARFOIS, MAIS QUI PEUT TOUCHER AU SUBLIME.

5 juillet 1954, Memphis, Tennessee. Dans un modeste studio, un Blanc de 19 ans se la joue Black sur une reprise d’un blues d’Arthur Crudup. L’enregistrement de That’s All Right (Mama) par Elvis Presley signe la naissance du rock. Une révolution. Mais il n’y a pas qu’avec ses cordes vocales que le King va enflammer les foules. Sur scène, ses déhanchements suggestifs, qui lui vaudront le surnom de « Pelvis », choquent l’Amérique puritaine et inspirent la jeune génération. Chez Elvis, on ne peut dissocier le rock du mouvement et de la danse. Le clip de son immortel Jailhouse Rock, en 1957 déjà, est d’ailleurs une chorégraphie digne de West Side Story.

Un an avant le premier titre à succès de Presley, c’est le monde de la danse qui a connu un événement de taille, dont la portée ne sera mesurée que bien plus tard. Merce Cunningham, ex-danseur chez l’impératrice de la modern dance Martha Graham, fonde à New York sa propre compagnie en 1953. Cunningham travaille avec le compositeur d’avant-garde John Cage depuis 1948. Ensemble, ils ont déjà livré les premiers happenings avec la complicité d’autres artistes, peintres et écrivains. Le chorégraphe américain n’a pas fini de secouer le cocotier. Un par un, il va déconstruire les codes de la danse, dont celui, pourtant immémorial, de la connexion avec la musique. Avec lui, la danse n’est plus obligée de coller au rythme et aux climats des compositions qui l’accompagnent: elle prend son indépendance. Cunningham et Cage prennent l’habitude de créer chacun de leur côté (après avoir simplement fixé la durée de l’oeuvre à venir), et de seulement réassembler chorégraphie et musique à la veille de la première.

Dès leur origine, le rock et la danse contemporaine évoluent donc dans des galaxies éloignées l’une de l’autre. Le premier est populaire et se diffuse en masse à travers la radio, puis la télé, et des dizaines de millions d’albums. La seconde, qui n’est par essence accessible qu’aux spectateurs qui se déplacent pour la voir, se montre résolument pionnière et recule devant toute facilité. Elle ira logiquement puiser de préférence sa musique dans le classique et l’expérimental.

« Quand j’ai commencé à travailler comme chorégraphe dans les années 80, il y avait une règle tacite selon laquelle il ne fallait pas trop flirter avec tout ce qui apparaissait comme commercial. On devait rester dans la recherche contemporaine« , explique Jean-Claude Gallotta, figure-clé de la nouvelle vague de la danse française avec Dominique Bagouet, Régine Chopinot ou Maguy Marin. « Mais j’ai toujours fait du postmodernisme en incluant des chansons populaires ou du rock dans une situation très contemporaine. Au milieu du silence ou de musique plus contemporaine, j’intégrais tout à coup du Michel Delpech, du Mike Brant ou du Frank Zappa. » A son image, les chorégraphes cèdent peu à peu aux sirènes de la pop, glissant dans leurs créations quelques morceaux clins d’oeil ou livrant une pièce coup de poing qui casse les attentes. On se souvient d’Anne Teresa De Keersmaeker, grande exploratrice de la musique classique d’hier et d’aujourd’hui, glissant en 1992 dans sa pièce Erts quelques titres du Velvet Underground entre du Beethoven et du Berio. Ou de l’inénarrable Maurice Béjart, figure tutélaire du ballet néoclassique connu pour ses relectures de Stravinsky, Berlioz ou Ravel, mélangeant Mozart et Queen dans Le Presbytère.

En 2004, pour la réouverture de la Maison de la culture de Grenoble, Jean-Claude Gallotta créée My Rock, sorte de petite histoire du rock qui fête alors un demi-siècle d’existence. La chorégraphie, qui associe duos, trios et danses de groupe à des morceaux des Rolling Stones, Nick Drake, Nirvana, Patti Smith et, bien sûr, Presley, ressort aujourd’hui des cartons, récemment recréée à Paris le 17 novembre, quatre jours seulement après les attentats. « Ces attaques visaient notamment le rock, poursuit Gallotta. Cela explique peut-être le bon écho que le spectacle a reçu. Mais plus largement, je pense qu’il y a une acceptation du mélange, du métissage aujourd’hui. Le sectarisme d’une certaine époque tend à diminuer. »

Duo avec Dylan

Une intuition poursuivie par Lisbeth Gruwez, interprète-phare de Jan Fabre. Alors qu’elle est en tournée, Maarten Van Cauwenberghe, son complice au sein de sa compagnie Voetvolk, découvre Bob Dylan, en devient fan et le passe en boucle partout, et notamment pour les échauffements de Lisbeth. « Pendant les six ou sept mois de tournée, Lisbeth a commencé à danser sur Dylan et à y prendre du plaisir, explique Maarten. Un jour, un dramaturge est passé, il a vu ça et il a dit: « Lisbeth Gruwez dances Bob Dyan. » On avait alors à la fois le concept et le titre du spectacle (1). » « C’est devenu une sorte d’exercice de style, complète Lisbeth. Danser sur du rock, en toute simplicité et voir si ça marche. »

Seule dans un cercle de lumière, Lisbeth Gruwez traduit en mouvements saccadés, obstinés ou fluides les phrasés, l’atmosphère ou certaines images de All Along the Watchtower, One More Cup of Coffee ou Subterranean Homesick Blues tandis que Maarten, présent sur scène, s’occupe de changer de vinyle. Lisbeth Gruwez n’en est pas à son coup d’essai avec le rock. Pour Fabre, elle a dansé sur Killing in the Name de Rage Against the Machine dans le percutant As Long As the World Needs a Warriors Soul (2000). Dans Birth of Prey (2008), de sa propre compagnie, elle était entourée par un batteur et un guitariste (Maarten) dans une sorte de concert punk sans chanteuse mais avec danseuse. On l’a même vue dans le clip de Hammerhead (2006), du groupe rock anversois A Brand. Mais ce n’est pas pour ça que son duo avec Dylan était gagné d’avance. « Parfois le rock est tellement présent que ça écrase la danse, explique-t-elle. La musique s’abat sur vous et il faut se battre contre elle. » C’est pour cela qu’elle et Maarten ont opté pour la musique enregistrée, diffusée à un volume plus enveloppant qu’oppressant. C’est ainsi que la danse peut faire un pas vers le rock avec un résultat plus que probant. Quid de l’échange inverse?

Ponts et ouvertures

« Je reste un rockeur mais je ne pourrais pas m’amuser seulement avec le rock. Il y a bien trop d’autres possibilités. » Guitariste de dEUS depuis 2005, Mauro Pawlowski a des appétits multidisciplinaires. En plus de ses nombreux projets strictement musicaux, le musicien s’est lié au plus rock des chorégraphes, Wim Vandekeybus. Pour sa compagnie Ultima Vez, il a composé et joué en live, avec ses acolytes Elko Blijweert et Jeroen Stevens, la musique de nieuwZwart (2009) et Speak Low if You Speak Love.. . (2015). « Le tout premier spectacle de danse contemporaine que j’ai vu dans les années 80, c’était un spectacle de Ultima Vez, raconte-t-il. Je devais avoir 19 ou 20 ans et j’ai tout de suite été impressionné. J’ai toujours dit à Wim que s’il cherchait un musicien, j’étais partant. Je suis devenu musicien pour voir de chouettes endroits et rencontrer de chouettes personnes. Je ne veux pas être lié à un courant particulier. Un jour je suis au Théâtre de la Ville à Paris devant mille spectateurs avec Ultima Vez et le lendemain, je joue du jazz devant quelques dizaines de personnes dans une cave avec Teun Verbruggen, et j’aime ça. »

Tom Barman qui se frotte à la réalisation aux côtés du danseur Sam Louwyck, héros de son film Anyway the Wind Blows, Rudy Trouvé (dEUS, Dead Man Ray, Kiss My Jazz…) qui collabore avec la compagnie de théâtre musical Braakland/ZheBilding, Stef Kamil Carlens de Zita Swoon qui mène Dancing with the Sound Hobbyist avec Rosas, la compagnie d’Anne Teresa De Keersmaeker… Les exemples d’incursion du rock dans la danse sont légion. Sur mais aussi… hors la scène. Car depuis Elvis, le clip vidéo reste un lieu où le contact entre rock et danse contemporaine peut s’établir. Dans les années 80 par exemple, on a vu le chorégraphe Philippe Decouflé apporter un peu de son univers déjanté aux Fine Young Cannibals (She Drives Me Crazy) ou à New Order (True Faith). Et comment ne pas mentionner ici la formidable Greta Gerwig dansant sur Afterlife d’Arcade Fire dans un plan-séquence d’anthologie filmé en live pour les YouTube Music Awards de 2013? Il arrive aussi, mais plus rarement, que les rockeurs eux-mêmes s’essaient à la danse -avec plus ou moins de bonheur. Ainsi du groupe américain OK Go qui s’est risqué à un ballet sur huit tapis roulants chorégraphié par Trish Sie -un tour de force tourné en un seul plan qui a dépassé les 30 millions de vues sur YouTube. Ou de Thom Yorke, leader de Radiohead, qui tentait une choré solo signée Wayne MacGregor pour la vidéo de Lotus Flower -une prestation qui lui a valu moult parodies, mais ne l’a pas empêché de remettre superbement le couvert en duo avec Fukiko Takase sur Ingenue, du super-groupe Atoms for Peace.

Danseur et chorégraphe bruxellois vu souvent aux côtés de Sidi Larbi Cherkaoui, Damien Jalet a lui aussi tenté le rapprochement avec le rock via la vidéo. Pour la formation britannique Editors, il a adapté son duo Aleko pour le fondre aux paroles du sombre You Don’t Know Love. Mis en boîte dans un bar de Cracovie par Arni et Kinski, tandem islandais qui a collaboré avec Sigur Ros et Iggy Pop, et supervisé par le chef opérateur de Wong Kar-wai Christopher Doyle, le clip est un duel sensuel et vénéneux où la longue chevelure d’Alexandra Gilbert se révèle aussi tranchante qu’un sabre. « Je suis content de l’avoir fait« , commente Damien Jalet. Même si c’est vrai qu’une vidéo comme Surrender avec la chanteuse Olöf Arnalds est plus proche de mon univers. Ça m’intéresse beaucoup d’ouvrir ce qu’on fait à davantage de gens, d’amener le public à voir un autre type de mouvements que ce dont on a l’habitude dans les clips. J’aime bien créer des liens, que ce soit avec la musique, les arts plastiques ou la mode. Ces conversations avec un autre médium permettent de créer un nouveau langage, ouvrent des possibilités. Ça ne veut pas dire pour autant qu’il faut perdre sa rigueur ou sa spécificité, mais c’est dangereux de se fermer. Il ne faut pas être dogmatique: on doit pouvoir utiliser n’importe quelle musique. C’est une question de fonction, de ce qu’on en fait. »

En cela, l’exemple à suivre est sans doute celui de Pina Bausch, la grande dame du Tanztheater Wuppertal, qui a avidement pratiqué les collages musicaux, en mêlant Caetano Veloso, David Byrne et PJ Harvey, de la musique indienne traditionnelle avec Talk Talk ou du fado avec Duke Ellington. Un modèle de liberté, contre toutes les étiquettes, à appliquer dans la danse, dans la musique, dans les autres arts, partout.

(1) LISBETH GRUWEZ DANCES BOB DYLAN, 12/03, 22H, LES BRIGITTINES, BRUXELLES, DANS LE CADRE DU FESTIVAL IN MOVEMENT, WWW.BRIGITTINES.BE

TEXTE Estelle Spoto

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