L’ÉCRIVAIN FRANÇAIS RÉGIS JAUFFRET SERA L’UNE DES VEDETTES DU FESTIVAL PASSA PORTA QUI S’OUVRE CE JEUDI À BRUXELLES. ET REVIENT EN GRANDE FORME AVEC BRAVO MALGRÉ SON SUJET: LA VIEILLESSE, MÉLANGE DE NAUFRAGE ET DE LIBÉRATION.

Régis Jauffret revient dans l’actualité littéraire avant de refaire celle des faits divers: en juin prochain s’ouvrira le procès que lui a intenté Dominique Strauss-Kahn pour sa Ballade de Rikers Island. L’ancien futur président de la France espère obtenir la censure d’au moins un passage. De la même manière que toute l’Autriche avait voulu lyncher Jauffret après Claustria (consacré au psychopathe Josef Fritzl), ou que la famille du banquier Stern l’avait menacé après Sévère, ce sont peut-être cette fois tous les petits vieux qui auront envie de lui faire la peau; dans Bravo, roman-puzzle constitué de seize histoires magnifiques mais épouvantables, la vieillesse est parfois drôle, mais en rien une excuse. Régis Jauffret change donc de registre, mais pas de style: la méchanceté fait partie intégrante de ses talents d’écrivain. Ecrivain néanmoins charmant lors de notre rencontre dans un bistrot parisien.

Vous participerez prochainement à la Nuit de la nouvelle du festival Passa Porta à Bruxelles. Vous vous êtes révélé un maître du genre avec Microfictions, et pourtant vous sous-titrez votre nouveau Bravo, constitué de seize fictions, « roman »…

Dans Microfictions, il y avait 500 histoires très courtes, un effet de foule plus que d’unité, au contraire de Bravo qui offre une unité dans le sujet -la vieillesse- et l’écriture. Je le ressens, moi, comme un roman, son écriture s’est étalée sur plusieurs années, et je l’ai réécrit sans arrêt, justement pour créer cette unité. J’ai en tout cas commencé ce recueil par la dernière histoire (Vers la nuit, récit le plus autobiographique de l’ensemble, ndlr), et c’est elle qui m’a donné l’idée de traiter plus largement du sujet de la vieillesse. Au début j’avais un titre un petit peu moins respectueux: Un assortiment de vieillards. C’est devenu Bravo parce que j’aime cette coutume italienne qui veut qu’on applaudisse les cercueils à la sortie de l’église. On le fait aussi pour les gens de théâtre. On l’a fait pour Chéreau.

Ecrire de tels récits à l’approche de vos 60 ans: on peut y voir une tentative d’exorcisme?

Pas vraiment, je n’approchais pas des 60 quand je l’ai entamé, ça m’est venu dans la gueule à la fin de l’histoire! La vieillesse, en fait, je ne la connais pas bien. Là, je me sens comme à 20 ans, je ne vois pas trop la différence. Intellectuellement, ça me semble même mieux. Mais il y a bien un moment où tout va s’écrouler.

Plutôt que d’exorcisme, on pourrait avancer une morgue adolescente, genre: « Tu m’attends, la mort, mais je suis prêt!« …

L’adolescence, c’est une maladie, certains ne l’ont jamais été, d’autres le restent… Mais oui, ça m’est un peu naturel, ça se traduit aussi dans ma manière de ne respecter aucune autorité, ce que peu de gens font: ils gesticulent mais ne vont jamais contre leurs intérêts. Moi, je ne me rends pas compte, ou alors après.

On sent en tout cas une angoisse terrible, mais on ne sait pas si vous avez peur de mourir demain, ou de mal vieillir…

Mais c’est fertile, l’angoisse. Et il n’y a pas beaucoup de vraies questions dans une vie: la naissance, la jeunesse, la maturité et la mort. Ça ne va pas beaucoup plus loin, et à un certain âge, il reste la maturité et la mort. Un moment où ça devient sérieux. Moi, j’ai toujours eu l’angoisse de mourir. De mourir jeune, de mourir vieux. Mais on m’a récemment fait remarquer qu’au moins, ça ne servait plus à rien de m’angoisser de mourir jeune, ça n’arrivera plus jamais…

Ce qui est très marquant dans la succession de vos récits, c’est que la vieillesse est un naufrage, mais aussi une libération: vos vieux font et disent des choses épouvantables…

Il y a, et c’est frappant, un discours qui se libère chez les gens âgés, même dans des domaines où ils étaient très coincés, comme la sexualité. Ensuite je ne prétends pas représenter tous les vieux, toute la vieillesse ne m’intéresse pas. Les miens sont exceptionnels car il ne faut pas de personnages tièdes. C’est pour ça aussi qu’on voit très peu de vieux dans la littérature, on en a fait des personnages génériques, pire que les enfants. Les vieux n’existent pas, parce qu’on les cantonne à des rôles fades de braves gens. Or c’est n’importe quoi, ils ne le sont pas, pas plus que n’importe qui. Et si je suis féroce avec eux, c’est juste ma nature.

De fait, on retrouve ici ce petit goût de scandale qui vous caractérise…

J’écris toujours ainsi, et je ne sais jamais à quelle littérature on fait allusion quand on juge la mienne scandaleuse. La littérature, pour moi, c’est Proust, Joyce, Flaubert, Kafka… et ce ne sont que des auteurs scandaleux, seul le temps en a fait des figures académiques! Flaubert termine un de ses romans dans un bordel pour hommes avec tous ces personnages, même les morts, enchaînés et fouettés par de jeunes soldats; à l’époque de Proust, dont tous les personnages ou presque sont homosexuels, 480 personnes étaient enfermées pour ce simple fait. Moi, je n’essaie pas d’être scandaleux. Mais je ne connais pas d’auteurs sympas et corrects, je ne sais pas s’il en existe, ce ne sont pas eux que j’ai lus. Je me méfie beaucoup des gens qui ont une écriture policée et une apparence sympathique; le plus souvent, ce sont des ordures. Et en réalité, je crois être beaucoup plus aux racines de la littérature que ce qu’on imagine, j’ai commencé à m’intéresser aux histoires avec les contes, de Perrault ou de Grimm. Et ce ne sont que des histoires pas du tout correctes, cruelles, affreuses, et nées de la vox populi -pas des écrivains.

Ce genre de prise de risque vous mène cette fois au tribunal: Dominique Strauss-Khan veut faire censurer une partie de votre ouvrage précédent, La Ballade de Rikers Island

Le procès s’ouvre en juin effectivement. Et vu le déballage du récent procès dit du Carlton, je ne sais pas si ça va être obscène, grotesque ou les deux. A ce procès-ci, une prostituée a quand même dit qu’elle hurlait et qu’elle se débattait… « Je n’ai pas eu la même sensation« , a déclaré Strauss-Kahn. Ben non, ce n’était pas la même position, non plus. On est dans le grotesque et l’horreur. Mais il est entendu en France que les écrivains n’ont pas à se mêler de ce genre de choses. Or c’est absurde: le film de Ferrara, sur le même sujet, n’est pas poursuivi, et nos visions sont très proches. Je crois que DSK est surtout entouré d’une armée de vieux avocats branchés sur le Minitel, et pas sur Internet. Couper un passage d’un livre, c’est le mettre en exergue aujourd’hui. Tous les pirates de la terre vont le reproduire, on ne lira jamais autant ce passage qu’à ce moment-là. Mais si c’est ce qu’ils veulent…

Derrière ce procès, derrière Bravo aussi, on sent poindre chez vous une certaine misanthropie. Vous n’avez guère foi en l’homme…

Disons que nous sommes des prisonniers volontaires, ce qui nous rend très différents de toutes les autres époques. Il y a un accord parfait de tout le monde avec le consumérisme, nous sommes tous liés par ça. On nous fait aduler Steve Jobs, alors que c’est Bill Gates qui donne vraiment une grande partie de sa fortune: grâce à lui -et j’y suis allé-, il n’y a plus de polio en Guinée par exemple. Steve Jobs, il l’a donnée à ses enfants, sa fortune. Or, je trouve que rien ne justifie de posséder plus d’un milliard d’euros, pour citer un chiffre. Rien. C’est légal, mais rien ne le justifie. C’est un délit d’immoralité.

On en revient à Bravo et à son propos: la vieillesse, c’est aussi une question de classe sociale…

Oui, parce que c’est simple: plus vous êtes pauvres, moins vous vivez longtemps. Ça m’a d’ailleurs beaucoup amusé de remettre le curseur de la vieillesse sur 60 ans, comme c’est encore le cas en Afrique ou dans les milieux défavorisés. Car avec cet allongement de la vie qui ne profite qu’aux bourgeois, les gens qui gardaient déjà le pouvoir et l’argent ne lâchent plus rien. Aujourd’hui, tout le capital est détenu par des vieux, et ce sont des vieux qui vont en hériter! Or c’est un problème gravissime, qui explique presque à lui seul le manque de vigueur de nos économies: quand vous héritez à 80 ans, vous n’ouvrez pas de restaurant…

RENCONTRE Olivier Van Vaerenbergh, À Paris

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