À 90 ANS, LE RÉALISATEUR DE L’ANNÉE DERNIÈRE À MARIENBAD N’A PAS FINI D’ÉTONNER. DÉMONSTRATION AVEC VOUS N’AVEZ ENCORE RIEN VU, VARIATION BRILLANTE AUTOUR DE SON UNIVERS, DONT IL NOUS LIVRE QUELQUES CLÉS.

Le cinéma conserve, ce n’est pas Manoel de Oliveira qui nous contredira. Ni Alain Resnais, d’ailleurs, qui, à 90 ans (depuis le 3 juin dernier), continue à tourner des films dont la liberté n’a d’égale que l’inspiration. Dernier en date, Vous n’avez encore rien vu; une £uvre qui, pour convoquer les figures et les visages familiers du réalisateur, n’en dispense pas moins un délicieux parfum d’inédit. Resnais a, en effet, cette faculté rare de toujours étonner -démonstration, encore, lors d’une rencontre enchantée avec un homme à l’esprit aussi aiguisé que facétieux.

Au c£ur de Vous n’avez encore rien vu, on retrouve la passion du cinéaste pour le théâtre, à travers Jean Anouilh, cette fois, dont le film cite deux pièces: Cher Antoine et Eurydice –cette dernière ayant eu un tel impact sur le jeune Resnais que, raconte-t-il volontiers, « en sortant de la représentation au Théâtre de l’Atelier, il y a 70 ans, j’étais si ému que j’ai fait le tour de Paris à bicyclette » . Sur le théâtre, et le pouvoir de séduction qu’il a exercé sur lui, au point d’irriguer une bonne partie de son cinéma, Alain Resnais est intarissable, plongeant avec un plaisir manifeste dans ses souvenirs: « Je n’aimais pas le théâtre jusqu’à mon arrivée à Paris, à quatorze ou quinze ans. A Vannes, où j’avais grandi, tout m’avait rendu hostile au théâtre. Et puis, à Paris, j’ai découvert les grands acteurs: quand j’ai vu Georges Pitoëff et sa femme, Ludmilla, ce fut un choc, un coup de foudre définitif. J’ai d’ailleurs fait jouer leur fils, Sacha, dans L’année dernière à Marienbad , c’est une filiation. Je voyais évidemment toutes les pièces que montait Louis Jouvet, et notamment celles de Jean Giraudoux, dont j’étais un fanatique. Et je ne manquais pas une pièce de Sacha Guitry -c’était un acteur comme il n’y en a pas deux. Quand il a tourné son second film, Le roman d’un tricheur, cela a été un autre coup de c£ur. Cela m’a donné un goût pour l’artifice. C’est d’ailleurs pour cela que j’aime beaucoup la comédie musicale américaine: il est clair que quand on va en voir une, on est dans l’artifice, il y a une convention qu’il faut accepter. Mais si j’aime beaucoup les conventions, je ne demande pas que tous les films soient comme cela. »

Et pour cause. Il y a, dans son cinéma, des interrogations, autant narratives que formelles, qui en font, pour partie, le prix. Et la singularité. A cet égard, Resnais a encore en mémoire la réaction d’un directeur de salle de Marseille qui, devant L’année dernière à Marienbad, réalisé en 1961 d’après un scénario d’Alain Robbe-Grillet, lui assure, sans autre forme de procès: « Vous tuez le cinéma! Vous vous rendez compte, si tous les films ressemblaient à cela! » A quoi le cinéaste répliquera, avec à-propos: « Mais ça, il n’y a aucun danger! » Concernant Vous n’avez encore rien vu, Jean-Louis Livi, son producteur, évoque, au-delà de « Eurydice, la vie, l’amour, la mort et après la mort, encore l’amour », tous thèmes qui ne pouvaient que parler à Alain Resnais, « cette conception formelle qui constitue une grande part de son génie ». On ne saurait mieux dire, l’articulation même du film valant démonstration limpide, au confluent du théâtre, du cinéma et de son imagination – « Je trouve qu’il est plus amusant de rassembler que d’opposer », observe le réalisateur à ce sujet.

Où est le mérite?

Amusant, voilà un terme qui revient souvent dans ses propos. Si certains ont été prompts à le taxer d’intellectualisme, c’est oublier la dimension ludique qui sous-tend nombre de ses films -postulat valable de On connaît la chanson aux Herbes folles, pour ne citer que deux exemples récents. Pour ce nouvel opus, Resnais a ainsi imaginé une captation d’ Eurydice, montée par une troupe en 2012, et montrée à des acteurs ayant interprété le texte autrefois, les Piccoli, Arditi et autre Azéma – « J’espérais créer un choc dramatique, émotionnel. Et si c’était un risque à prendre, c’est aussi ce qui m’amusait dans la construction du film. » A cet effet, et puisque n’étant pas de la même génération que les acteurs de la captation, il a fait appel à Bruno Podalydès afin de filmer la pièce dans le film. « Il y a, entre nous, une relation d’amitié: j’aime ses films, comme j’aime passer du temps avec lui et sa femme, c’est purement sentimental. Et puis, nous avons beaucoup de points communs, malgré notre différence d’âge: nous aimons bien le roman populaire, le roman d’aventures, mais aussi la prestidigitation. » Si bien que, tout naturellement, une humeur légère présidera à l’entreprise: « Il fallait que Bruno Podalydès ne sache rien de ce que moi, j’avais envisagé comme mise en scène 2012, et que moi, je ne sache rien de ce qu’il faisait. Tout ce que je lui ai dit, c’est qu’il fallait que cela commence sur telle réplique et que cela finisse sur telle autre. Je n’ai pris connaissance de ce qu’il avait fait en amont du tournage que dans la salle de montage, pratiquement. Ce fut une drôle d’expérience, qui m’a fait un peu peur, mais j’ai l’impression que cela a fonctionné. »

Alain Resnais est trop modeste sur ce coup-là, tant ce dispositif, avec les allers-retours qu’il autorise au gré de mises en abîme successives, est source à la fois de plaisir et d’émotion. Si le réalisateur est toujours capable de nous étonner, c’est aussi parce qu’il veille à encore se surprendre, évitant la répétition même lorsqu’il tourne avec ses acteurs de toujours: « Je m’efforce toujours de me demander quel est l’acteur qui va le mieux se combiner avec d’autres, parce que ce n’est pas forcément le meilleur acteur pour le meilleur rôle. J’attache autant d’importance au timbre de voix et au phrasé d’un comédien qu’à son aspect physique. Mon rêve, c’est qu’on puisse écouter un film à la radio, et toujours savoir qui est en train de jouer, ne jamais confondre deux voix. Voilà ce que j’essaye. » Et de dévoiler, dans le même élan, une autre de ses « recettes de cuisine »: « J’ai tendance à essayer de prendre un maximum de décisions au moment où on rédige le scénario et le découpage technique, de manière à ce que, quand on est sur le plateau, on puisse changer d’avis avec spontanéité. C’est plus facile de tourner le contraire de ce qu’on a écrit, que s’il n’y a rien d’écrit. »

Façon de se réserver une marge d’inconnu, même si chacun de ses films porte incontestablement sa signature -encore qu’il répugne à s’en attribuer le mérite exclusif: « Le chef-opérateur va toujours être extraordinairement créatif, les acteurs aussi. On peut pousser la conversation loin, en disant que le metteur en scène, il ne sait pas dessiner, il demande à un décorateur; il ne sait pas jouer, il demande à des acteurs; il ne sait pas éclairer, il demande à un chef-opérateur; il ne sait pas écrire de musique, il demande à un compositeur. Je m’occupe évidemment de réunir des gens qui me plaisent, cela compte, mais si j’accepte que l’on dise « mis en scène par » , je réagis toujours lorsque l’on parle de « un film de ». Un jour, dans un ciné-club, un spectateur m’a interpellé: « Mais alors, monsieur, où est le mérite? » Je ne prétends pas avoir du mérite. Ce qui m’intéresse, c’est que des producteurs me demandent de travailler. La vraie obligation, c’est ça. C’est un métier pour moi, et je n’ai pas de prétention. »

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS À CANNES

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