Les secrets du rap keb

Eman, de Alaclair Ensemble (à droite de la photo): "On est fiers de notre culture. De notre espèce de créole. De notre parlure. On l'assume à 100%. On la voit comme un atout et on la met en avant." © Dominic Mc Graw
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Emmené par Loud, Alaclair Ensemble, Koriass et le jeune FouKi, le hip-hop québécois commence à s’exporter. Voyage au pays des caribous, du tabarnak et du rap en franglais.

C’est le genre d’endroit isolé où l’on peut manger une poutine 24 heures sur 24, où les filles mettent la raclée au billard, où des vieux routiers chantent Sex Bomb aussi bien que Tom Jones au karaoké du coin et où les flics finissent par vous inviter à bouffer chez eux après vous avoir arrêté pour excès de vitesse. Rouyn-Noranda, une petite ville d’Abitibi-Témiscamingue, à l’ouest du Québec, accueille depuis plus de quinze ans le Festival des Musiques Émergentes. Un événement pour les habitants (ils étaient 43.006 au dernier recensement) mais aussi une formidable vitrine pour les artistes du pays. Pendant quatre jours, entre parties de pêche, promenades en forêt et barbecues (on sait recevoir en Abitibi), tourneurs, programmateurs, représentants de maisons de disques et journalistes réseautent et partent à la découverte d’une certaine scène canadienne. Relativement francophone pour le coup.

C’est de Rouyn, 630 bornes et sept heures de route de Montréal, que Steve Jolin dirige le label de rap 7ième Ciel. Jolin a découvert le hip-hop à onze ans grâce à un pote basketteur, dans le nord-ouest de l’Ontario où il avait déménagé avec son père. Il l’a ramené dans ses valises à Rouyn, début des années 90, quand il y a emménagé avec sa mère. C’était l’heure des Dr. Dre, de Mobb Deep. « À l’époque, on n’avait pas Internet, mais on avait un magasin de disques. Chaque jeudi, quand je recevais ma paye, j’avais une pile de CD qui m’attendait. Et c’était en mode: dérangez-moi pas pour le week-end. J’ai assez vite commencé à rapper. J’achetais des instrumentaux. C’est comme ça que j’ai développé mon écriture. Mais du rap, à ce temps-là, on n’était pas plus d’une dizaine en ville à en écouter. »

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La situation a clairement évolué depuis. Sarahmée, Loud, Alaclair Ensemble ou encore le jeune FouKi… Cette année, le FME a consacré ses deux plus grosses soirées au rap keb et il a sans surprise rameuté les foules. « Le rap québécois est un rap américain. Un rap qui est très inspiré des États-Unis dans ses sonorités, dans ses flows, dans sa manière de jouer avec les mots, définit Emmanuel Dubois, alias Koriass, lui aussi à l’affiche du festival. Mais nous sommes un peuple francophone isolé dans un pays anglophone. Et nous avons un français unique au monde. Un français joual, paysan, qui donne une couleur vraiment unique à notre phrasé, à notre langage. Il est agrémenté d’anglicismes par-ci par-là à cause de la culture anglophone qui nous engloutit, nous ensevelit de toutes parts. Mais on a aussi écouté énormément de rap français. Le métissage de tout ça rend notre son assez unique et plein d’humour. On est un peuple qui aime rire. Le rap québécois est souvent très drôle, bourré d’autodérision. Il est assez cinglant et très technique aussi. »

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Parlez-vous le franglais?

Né à Montréal en 1984, Koriass est comme la plupart de ses confrères tombé dans le hip-hop via le rap états-unien. « Quand j’avais douze ans, le rap québécois n’existait pas vraiment. Il n’avait pas d’identité. Il n’y avait personne qui rappait comme on parle chez nous. » Il a commencé à trouver sa place fin des année 90 dans les radios communautaires. Notamment à travers une émission comme Le Kachot sur CISM. « Les premiers groupes de rap québécois faisaient jouer leurs démos dans ce programme montréalais. Ça passait le jeudi à minuit. J’enregistrais sur cassettes. C’était mon moment. C’est grâce au Kachot que j’ai entendu pour la première fois une version non mixée de Territoire hostile, un morceau de Sans Pression qui a vraiment marqué le Québec. Au début, mes amis et moi, on rappait avec un accent français plus international. C’est tout ce qu’on connaissait et ils nous ont fait changer de cap. »

Koriass
Koriass© Dominic Mc Graw

Dans les années 90, à côté de Dubmatique, ses MC’s sénégalais installés à Montréal et leur français très « normal » (passages radio et disque de platine), le Québec a son rap underground: MRF, KC L.M.N.O.P., Sans Pression… « Tout ça, c’était très local. Avec des beatmakers de Montréal, reprend Jolin. C’est là que le son québécois a commencé à se former. » « Moi, c’est avec eux que je l’ai découvert, acquiesce Eman d’Alaclair Ensemble. Ils assumaient leur culture, leur background. Ça m’a marqué.  »

Le rap keb l’a bien assimilé. Il est fier de son parlé, de ses singularités. « La notion d’authenticité a toujours été importante dans le rap, approfondit Koriass. Jeune, je pensais peut-être le truc de façon plus esthétique. Mais il y a quelque chose d’assez identitaire aujourd’hui dans le fait de rapper comme je parle. De conserver cette langue, ces expressions qui n’existent nulle part ailleurs. On a une histoire très chargée. Il y a une fierté qui se dégage de ça. Quand je vais en Europe, je ne change pas mon accent. Je veux que les gens me comprennent comme je suis, qu’il sachent d’où je viens. Je veux leur montrer la culture québécoise. Je ne crois pas que des rappeurs québécois lissent leur manière de parler à l’étranger. Mais d’autres artistes le font clairement, oui. Roch Voisine, qui a grandi au Québec, parlait avec un pur accent français en France. Ça m’a toujours fait beaucoup rire. »

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Comme un Loud, Koriass est plutôt à abuser du franglais. « L’ego trip du rap américain m’a vraiment branché. Je me suis imprégné de ses expressions. Je les ai utilisées. Là, je te parle dans un français limpide, mais avec mes amis, il y a beaucoup d’anglicismes dans nos échanges. Le franglais est typique de Montréal. On y parle comme ça. C’est un prolongement de la vie quotidienne. Moi je ne démonise pas l’anglais. Il y a une différence entre protéger le français et démoniser l’anglais. Mes enfants d’ailleurs, je le leur apprends. On doit juste veiller à protéger la langue française au Québec pour qu’elle perdure. »

Au 7ième Ciel

À l’époque prof d’éducation physique, le patron de 7ième Ciel Steve Jolin s’est fait connaître au début des années 2000 sous le nom d’Anodajay. Il a même décroché un hit en 2006 avec une version urbaine de La Bitt à Tibi (pour le coup devenu Le Beat à Ti-Bi). Un morceau du chanteur et poète Raôul Duguay. « J’ai fondé ma maison de disques en 2003 parce que personne ne voulait de moi en tant que rappeur, explique-t-il. Je viens de Rouyn-Noranda. On me reproche déjà ça. D’emblée, ça part mal. À l’époque, il n’y avait pas beaucoup de labels de rap. Tu avais Les Disques Mont Real qui sortaient Sans pression et Yvon Krevé. Sinon il n’y avait personne de spécialisé. Certaines maisons de disques commençaient mais les deals n’étaient pas intéressants du tout. Puis, je tenais à garder le contrôle. »

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Parallèlement, il se met à produire des spectacles à Rouyn. « Il y avait une communauté et comme très peu de shows étaient organisés, quand c’était le cas, les gens se déplaçaient. » En 2007, Jolin décide d’ouvrir sa structure à d’autres rappeurs. Il commence par signer Samian, un artiste algonquin engagé, dénonciateur, qui a grandi dans la réserve de Pikogan. Malgré une adolescence marquée par la délinquance, l’autochtone devient un porte-parole des Premières Nations. Son visage va jusqu’à se retrouver dans les manuels d’Histoire des écoles secondaires. Steve a ensuite embauché Koriass. Aujourd’hui, 7ième Ciel en est à une quinzaine d’artistes et à une trentaine de références. « En 2010-2011, on a commencé à être reconnus par l’industrie. Le deuxième disque de Samian a été sacré album de l’année dans la catégorie hip-hop aux Félix. Koriass s’installait. Les médias nous soutenaient de plus en plus. Même si ça restait encore un peu difficile en festivals. Le vrai déclic, c’est quand, il y a cinq ans, les Francos de Montréal ont commencé à s’intéresser à nos artistes et à leur offrir de grosses scènes. » Les stats sur YouTube, les chiffres du Web ont forcément pesé dans la balance. « Ils ont montré ce qui plaisait, ce qui marchait, ce qui vendait. »

Steve Jolin
Steve Jolin© Christian leduc

Bonnes affaires

Plus encore que pour les Belges -« ils nous ont ouvert la porte; c’est le premier rap francophone qui n’était pas de chez eux à avoir été accepté par les Français« -, le rap keb a longtemps eu du mal à s’exporter. Malgré sa proximité, le marché états-unien n’a jamais été une réelle alternative. « Il est saturé, note Koriass. On n’a aucune chance d’y percer. Dans le beatmaking peut-être mais le rap, c’est impossible. Les Américains ne comprennent vraiment rien à ce qu’on dit. Et ils ont tellement de choix, de qualité. Un groupe de rock comme Malajube a pas mal fonctionné aux USA. Mais la langue est dans l’ambiance plus que dans le phrasé. Peu importe ton style de rap, ce sont tout le temps les mots qui sont en avant. Je ne sais pas à quel point. J’ai joué à Austin au SXSW en 2013 devant des anglophones qui ont vraiment aimé ça. Genre on comprend rien mais c’est bon. Tu es là au spectacle et tu apprécies. Mais de là à développer un potentiel commercial… »

La France, qui a longtemps été assez hermétique au niveau de sa culture urbaine, semble aujourd’hui tendre l’oreille. « À mon époque aucune chance, se souvient Jolin. Je me suis exporté, mais je me suis exporté au Québec. Je sortais de la région. Arriver en France avec un accent québ, c’était impensable. Il nous fallait déjà créer notre réseau chez nous. Maintenant oui. Les plateformes et le Web ont décloisonné la musique. C’est pas facile. Mais il y a un intérêt. Beaucoup plus qu’à l’époque. Depuis quelques années, j’essaie de développer des projets. »

« Chaque fois qu’on est venus en Europe, on a fait la France, la Belgique et la Suisse, ponctue Eman d’Alaclair Ensemble. Notre première, c’était aux Eurockéennes, à 23 heures, juste avant Gucci Mane… Un peu flippant. Maintenant il y a Loud, mais ça faisait longtemps que des rappeurs québécois n’avaient plus joué dans le pays. Notre porte d’entrée, ça a été le morceau Ça que c’tait. On s’en est rendu compte dans les commentaires YouTube. On avait des milliers de personnes et on les embarquées dans notre concert. C’est l’une de nos forces je pense. Si les gens ne comprennent pas tout, ils s’identifient à notre énergie, nos personnages, à notre mythe théâtral. Je pense qu’il y a tellement d’échanges culturels avec la Belgique, la France et la Suisse, tellement de jeunes qui viennent étudier chez nous que ça véhicule la culture québécoise et suscite l’intérêt. On est comme une Amérique francophone. Il y a un réel petit marché pour nous présentement. »

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Quand ils ont joué à Dour, les Alaclair ont croisé la route de Roméo Elvis, Caballero et JeanJass. « Étonnamment, ils nous connaissaient. Les Belges semblent avoir suivi un peu le rap québécois. J’ai moins eu cette impression en France… Peut-être une question de géopolitique. » Le poids nombriliste de la culture française. De son industrie.

En attendant, pour l’instant, le rap keb est dans une courbe ascendante. « Il y a plein de bonnes affaires qui se passent. Des albums de qualité, de l’engouement commercial. Les salles sont pleines. On pense radio, télé, termine Koriass. Mon bémol, c’est que le rap actuel québécois est très blanc. En tout cas celui qui est mis en valeur. » Selon certains, il a fallu le blanchir pour le faire accepter du grand public… « La première vague (avec Sans Pression, Muzion…) était plus représentative de notre multiculturalisme. On parle quand même à la base d’une musique noire. On a des trucs plus street, hein. Mais ce qui cartonne aujourd’hui est blanc. Je pense que ça manque vraiment de variété dans les origines ethniques. »

Féminin singulier

Naya Ali
Naya Ali© Christian leduc

D’origine éthiopienne, la jeune trentenaire a fait ses primaires et ses secondaires en français à Montréal. Signée par Coyote Records chez qui elle a sorti son premier EP (Higher Self) l’an dernier, Naya Ali est québécoise mais rappe en anglais. « La question ne s’est même jamais posée, avoue-t-elle. J’ai grandi dans un quartier anglophone de la ville: Notre-Dame-de-Grâce. Mon milieu, la télé, l’université… Tout chez moi a toujours été en anglais. »

Naya a écrit ses premiers poèmes à l’adolescence et a commencé à rapper à 19 ans. Elle a arrêté à 23 pour se concentrer sur ses études à Concordia. Son retour à la musique a fait office de thérapie. « Montréal, en ce qui me concerne, a été une super opportunité. Parce que le rap y reste relativement nouveau. Le marché n’est pas saturé. Contrairement à celui de Toronto. »

Naya Ali, qui travaillait encore l’an dernier dans le monde du marketing, évoque le Belmont, le Divan Orange, la Sala Rossa. Elle se souvient des concerts devant quelques pelés et à peine plus de tondus. Les filles ne courent pas les rues dans le rap québécois. Mais elle, de toutes façons, vise les States et l’international. « À part Sarahmée et moi, je ne sais pas. Le rap au Québec est assez récent. C’est un foetus. Il faudra un peu de temps mais ça arrivera. En même temps, je ne fais pas du rap québécois. Je suis juste une rappeuse du Québec. »

« Si tu vis au Québec et que tu fais du rap, tu fais du rap keb même si c’est en anglais, estime Koriass. Mais je comprends ce qu’elle veut dire. L’identité du rap keb est dans le français. C’est notre langue première. Il y a une question identitaire, de protection de notre culture. » « Le hip-hop féminin? Ça commence, note Steve Jolin, le patron du label 7ième Ciel. Il n’y a pas beaucoup de rappeuses au Québec, mais il n’y en a pas beaucoup dans le monde. Et comme ici il y a moins de monde, tu en trouves encore moins. Le rap a pendant longtemps été très misogyne. S’il y a eu des pionnières, il a commencé comme un courant essentiellement masculin. Il y a quelque chose qui, dès le début, est de l’ordre du frein. Mais quelques-unes se démarquent doucement. » Le premier album de Naya Ali sortira l’an prochain…

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