LES LIAISONS SUSPECTES

Kurt Wagner de Lambchop

PENDANT LONGTEMPS, FOLK ET RAP N’ONT PAS EU GRAND-CHOSE À SE DIRE. CES DERNIÈRES ANNÉES POURTANT, LES PONTS SE SONT MULTIPLIÉS. EXEMPLES AVEC LE DERNIER ALBUM DE BON IVER OU CELUI DE LAMBCHOP QUI, TOUS LES DEUX, LORGNENT DU CÔTÉ DES MÉTHODES DE PRODUCTION RAP. DÉCRYPTAGE.

1965. Cette année-là, sur la scène du Newport Folk Festival, Bob Dylan fait scandale: le barde troque la guitare acoustique pour l’électrique et se fait huer par la foule de barbus. C’est l’infamie, la grande trahison: le poète folk a vendu son âme au rock’n’roll.

Autres temps, autres moeurs. Un peu moins de 50 ans plus tard, la commotion est nettement moins grande. Quoique. Cette fois, l' »esclandre » a lieu lors du festival de Coachella 2011. Kanye West y est l’une des principales têtes d’affiche. Quand le concert démarre, le rappeur se tient au milieu de la scène, entouré de danseuses oiseaux. Mais c’est derrière que l’action se passe. Debout sur un promontoire, entièrement vêtu de blanc, Justin Vernon entame le morceau Lost in the World, la voix déformée par les effets du logiciel Auto-tune. Les fans de Bon Iver, le projet de Vernon, avalent de travers. Lui, l’auteur-compositeur sensible, tenant d’une folk intimiste et épurée, copain comme cochon avec le plus mégalo des rappeurs? Pour certains, cela ne passe pas.

Quelques années plus tôt, Vernon avait fait sensation en sortant le premier album de Bon Iver. En proie à des déboires sentimentaux, il s’était alors retiré dans une cabane au fond des bois, pour y enregistrer, quasi entièrement seul, ce qui allait devenir For Emma, Forever Ago. Le disque deviendra rapidement un énorme succès. Avec son côté dépouillé, il sonne aussi volontiers comme un manifeste « naturaliste », la promesse que l’authenticité et la simplicité peuvent encore fonctionner en musique. Comment dès lors comprendre qu’il aille se « compromettre » avec ce frimeur grande-gueule de Kanye West, se retrouvant tout à coup embrigadé dans son armée de collaborateurs et ses superproductions hip hop?

Depuis, la manoeuvre fait nettement moins débat. Mieux: les croisements entre folk et hip hop n’ont jamais semblé aussi nombreux. Fin septembre, Bon Iver a sorti un troisième album, 22, A Million, qui emprunte largement au vocabulaire hip hop, ou en tout cas à ses techniques de production (sample, utilisation de l’Auto-tune, programmations électroniques…). Dans le New York Times, Vernon explique notamment comment les nouvelles technologies ont pu l’aider à sortir de l’ornière créative dans laquelle il se trouvait. Car c’est bien de cela qu’il s’agit: profiter des méthodes de production utilisées dans le rap pour dégager de nouvelles voies.

Nouvelles frontières

Bon Iver est loin d’être un cas isolé. Publié cette semaine, le nouvel album de Lambchop, champions d’une certaine country indie depuis plus de 20 ans, est lui aussi truffé de gimmicks que l’on attend plus d’une rutilante production R’n’B que d’un disque d’americana, enregistré à Nashville. Intitulé FLOTUS (pour For Love Often Turns Us Still), l’album brave tous les « interdits »: beat électronique, voix déformée… « L’utilisation de la technologie m’a ouvert un monde de possibilités, au-delà de mes limites de musicien, explique Kurt Wagner, principal cerveau derrière Lambchop. Elle me permet aussi d’explorer de nouvelles manières d’écrire. Le défi étant d’intégrer ce nouveau monde tout en restant moi-même. « 

Au départ, Wagner n’imaginait pas forcément s’aventurer dans cette direction. L’album était même relativement avancé quand il a décidé de changer son fusil d’épaule. « Pendant la réalisation du disque, quand je sortais prendre l’air dehors, j’entendais souvent mes voisins passer de la musique, juste à côté: c’était un mix de hip hop, complètement nouveau et inconnu pour moi. Tout à coup, je me suis rendu compte qu’il y avait des similitudes entre ce qu’ils écoutaient et ce que je faisais. C’est comme ça que j’ai commencé à étudier le format d’un peu plus près. « 

Dit comme cela, on pourrait penser que Kurt Wagner, 59 ans, vient de découvrir la musique rap. Ce n’est évidemment pas le cas. « Au milieu des années 80, je vivais à Chicago, je bossais comme employé dans un magasin de fournitures d’art. L’endroit était régulièrement « dévalisé » par un groupe de graffeurs qui venaient piquer des bombes de peinture et de gros marqueurs pour taguer les trains. Comme j’étais assez fasciné par leur art et la musique qui allait avec, je fermais les yeux jusqu’à un certain point. Résultat, on est devenus amis, et j’ai commencé à leur offrir deux dollars à chaque fois qu’ils me ramenaient une coupure d’un dollar « customisé » par leurs soins. Ces billets étaient magnifiques, je les ai collectionnés. Grâce à eux, j’ai pu découvrir Grandmaster Flash et Fab Five Freddy, le breakdance et même les débuts de la scène Techno. « 

Révolution rap

L’anecdote de Kurt Wagner le montre bien: cela fait un moment que le rap est présent dans la culture populaire. Il n’est donc pas anormal de voir son influence percoler petit à petit dans les autres genres. Dont la musique folk. L’un des premiers cas est certainement à mettre au crédit de Beck. En 1994, encore complètement inconnu, il sort le single Loser. « Une blague » au départ, mais qui va devenir un énorme tube, lançant la carrière du bonhomme. Si le morceau démarre par un riff de slide guitare typiquement blues, il se retrouve vite à bouger sur un beat hip hop. La plupart du temps, Beck rappe même plus qu’il ne chante –« J’essayais de sonner comme Chuck D de Public Enemy », expliquera-t-il plus tard. Sur son second album, le musicien enfoncera encore le clou: « Two turntables and a microphone », lance-t-il sur le morceau Where It’s At?, dans un clin d’oeil au Needle to the Groove de Mantronix. Certes, depuis, Beck a surtout creusé la veine folk. Mais cet été, il a balancé un nouveau single: ludique, Wow voit Beck plonger à nouveau à corps perdu dans le rap.

Le fait est que la culture hip hop est devenue une force dominante dans l’industrie musicale. Voire la lingua franca de la pop actuelle. L’an dernier, une étude de la Queen Mary University of London a analysé les changements de tons et d’accords de quelque 17 000 chansons issues des charts américains. Pour démontrer que l’explosion du rap du début des années 90 a eu un impact beaucoup plus important que n’importe quel autre mouvement sur les musiques populaires. Dans un article du Los Angeles Times, un des auteurs de l’étude, Armand M. Leroi, 50 ans, explique: « Le hip hop est la plus grande révolution qu’a connue le hit-parade américain, et de loin. Cela m’a surpris. Étant moi-même une victime de l’idéologie des baby-boomers, j’aurais situé le grand basculement en 1964. » Soit l’année de la conquête des États-Unis par les Beatles. Run DMC, Public Enemy et consorts plus forts que les Fab Four…

On pourra évidemment contester les résultats d’une telle étude ou au minimum la relativiser. Force est malgré tout de constater que le rap et le R’n’B déterminent une bonne partie de la grammaire pop actuelle. L’Anglais Ed Sheeran, par exemple, a eu beau commencer sa carrière en jouant la carte du troubadour à guitares, c’est bien en investissant le format urbain qu’il a fini par triompher. Et que dire de Taylor Swift? Star country immensément populaire aux États-Unis, elle n’a réellement élargi son audience qu’en adoptant un son plus pop, mélange d’euro dance et de R’n’B. Jusqu’à consentir finalement à un duo avec le rappeur Kendrick Lamar (Bad Blood).

La voix est libre

Que les grosses cylindrées de la pop se plient à la nouvelle donne hip hop/R’n’B est une chose. Voir les musiciens tagués « indés » touiller dans la même marmite en est une autre. Cela fait un moment que l’utilisation de samples n’est plus trop un problème. Pas davantage que l’intégration de boucles électroniques. Le vrai souci reste en fait le maniement de l’Auto-tune. C’est peu dire que le logiciel n’a jamais eu bonne presse. Au mieux, il est envisagé comme un gimmick vocal outrancier (le tube de 1998, Believe, signé Chezr); au pire, il est vu comme un outil permettant de corriger en loucedé toutes les fausses notes des chanteurs: en gros, un instrument de fraude.

Or, si la musique folk (et rock) a pu opérer l’une ou l’autre évolution esthétique, son éthique, elle, n’a pas changé. La notion d’authenticité, par exemple, reste primordiale. Pas question de jouer les marionnettes ou de se planquer derrière un pool d’auteurs-compositeurs, comme n’importe quelle vedette pop. Le musicien folk écrit ses propres morceaux et les chantent lui-même. Avec sa propre voix. D’ailleurs, Dylan aurait-il eu le même succès si ses inflexions nasales avaient été passées à l’Auto-tune?

Ces dernières années, le hip hop a cependant montré que l’outil pouvait également être créatif. Un courant du rap comme la trap, ou des artistes comme Lil Wayne, Drake, Future, etc., ont montré qu’en déformant les voix, il était possible d’ajouter toute une nouvelle palette de couleurs aux morceaux. Les paroles ne se contentent plus seulement de se poser sur la musique. Elles rentrent carrément dedans, deviennent elles-mêmes une matière musicale.

Longtemps taboue, l’utilisation de l’Auto-tune a ainsi trouvé petit à petit ses lettres de noblesse. Au point de se voir reprise par le folk. Un musicien comme Sufjan Stevens y a eu largement recours dans The Age of Adz, en 2010. Même Chan Marshall, alias Cat Power, l’a utilisé sur le morceau 3, 6, 9 (voir l’album Sun). Quant à Kurt Wagner, il en a fait l’un des éléments-clés du nouveau FLOTUS. « Dans le passé, je laissais ma voix plus ou moins telle quelle. Elle était intégrée dans la musique de manière assez directe, comme cela a été la norme depuis les années 40. En changeant d’approche, j’ai vite compris que la manière classique de (ne pas) traiter la voix convenait moins bien à ce nouvel idiome. Une fois que j’ai compris comment procéder et manipuler, elle s’est glissée plus facilement dans les morceaux et le concept. Dans la foulée, j’ai aussi remarqué que si les textes restaient importants, ils ne devaient pas être aussi denses. »

Reste la question de l’artifice. La musique country-folk est-elle compatible avec un outil qui trafique le premier instrument du chanteur, ce qui est souvent présenté comme le véhicule de ses états d’âme? « C’est la grande question. Qu’est-ce qui est authentique? Pour moi, cela passe par les sentiments et les émotions que vous réussissez à mettre dans l’interprétation, l’approche et l’intention. Je pense que ce qui nous attire dans une voix, ce sont ses variations infinies et comment chacun de nous s’en sort avec les sons qu’il produit naturellement. À partir du moment où l’Auto-tune est devenu un son omniprésent et acceptable, il est normal de voir des artistes s’en emparer pour l’utiliser dans des formats plus traditionnels. »

Comme quand Kanye West, encore lui, s’en sert pour déformer sa voix et illustrer ainsi ses failles et ses mélancolies, tout à coup mises à nu (à l’instar de 808’s & Heartbreak, l’un de ses disques les plus sombres). « Exactement. Ce sont les imperfections de la technologie qui amènent l’élément humain. Ce qui est intéressant quand on sait que l’outil a été conçu au départ pour gommer tous les défauts de la voix. »

TEXTE Laurent Hoebrechts

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