CERTAINS REPROCHENT AU NOUVEAU BIGELOW, ZERO DARK THIRTY, SES ACCENTS PATRIOTIQUES. L’IMPACT SPECTACULAIRE DU CINÉMA SUR LE PUBLIC A PLUS D’UNE FOIS SUSCITÉ LES APPÉTITS DE LA PROPAGANDE. SURTOUT SOUS LES RÉGIMES TOTALITAIRES.

La controverse autour du nouveau film de Kathryn Bigelow, Zero Dark Thirty, est venue rappeler à quel point le cinéma et la propagande pouvaient entretenir des relations complexes, intimes, voire coupables. Le nouveau médium est apparu alors même que des organisations politiques de plus en plus nombreuses et actives développaient des besoins de communiquer leur message au plus grand nombre et avec la plus grande efficacité possible. L’invention des frères Lumière n’allait pas tarder à les intéresser. Le cinématographe, terme scientifique rapidement remplacé par le plus direct cinéma, devenait le premier médium de masse à portée universelle. S’adressant doublement au spectateur pris en tant qu’individu et membre d’un groupe réuni dans une salle, il avait pour premier avantage de produire un effet de réalité totalement inédit (rappelons-nous les spectateurs se levant ou se masquant le visage de peur à la vision d’un des tout premiers films, L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat: ils avaient l’impression réflexe que l’engin leur fonçait vraiment dessus!). Dans les années 20, le Russe Dziga Vertov devait théoriser la chose en parlant d’un « oeil cinéma », l’assimilant à « une vérité cinématographique ». En d’autres termes, la caméra voit, et ce qu’elle voit, le spectateur le croit, prenant l’image pour la réalité!

Le patriote illustré

Quel plus bel outil de propagande que celui-là, la propagande ne visant-elle pas à influencer, convaincre, conditionner, faire adhérer les masses à une idéologie comme à une vérité incontestable? Les plus anciens exemples de films propagandistes étant des courts métrages de la toute fin du XIXe siècle, produits par la société Vitagraph et illustrant la guerre américano- espagnole. Le premier long métrage de propagande étant sans doute Indépendance roumaine, tourné en 1912 avec de très gros moyens et utilisant la fiction patriotique pour préparer mentalement le peuple à une guerre dans les Balkans. En 1915, David Wark Griffith, le grand réalisateur américain, exaltait à son tour l’esprit de patrie dans son monumental (et depuis controversé) The Birth Of A Nation. La Première Guerre mondiale avait déjà commencé. Elle vit se développer le documentaire au front, fait d’images prises sur le terrain des combats et présentant dans les salles de cinéma, à un public de l’arrière inquiet, une version bien sûr orientée du déroulement des opérations. Les Alliés mettront plus de temps à réaliser l’impact de tels films que des Allemands formant très tôt des unités de cinéma mobile organisant des projections sur le front pour les troupes, fictions et documentaires destinés à soutenir le moral du soldat…

Totalitarismes

Après la Révolution d’Octobre, le cinéma russe connut une période exaltante, relayant sur un mode volontiers expérimental les idéaux politiques ayant balayé l’ancien régime tsariste. Des films de propagande d’une force extraordinaire (Octobre, Le Cuirassé Potemkine, entre autres) furent tournés par le génial formaliste Sergei Eisentein. L’avènement des totalitarismes durant les années 30 s’accompagnant ensuite d’une irrésistible montée du cinéma propagandiste. Hitler, Staline, Mussolini, étaient fous de cinéma. Ils se faisaient montrer toutes sortes de films dans les salles de projection installées dans leurs palais respectifs, et ne se privèrent pas d’encourager, de favoriser, voire de décréter, des priorités dans la production nationale répondant à leur exigence de diffuser le plus massivement les fondements idéologiques de leurs dictatures. Hitler s’appuya sur son ministre Goebbels pour y parvenir (on lui doit le sinistre Péril juif de 1940), mais c’est en personne qu’il passa commande à Leni Riefenstahl du très impressionnant Triomphe de la volonté, documentaire sur le congrès du parti nazi à Nuremberg en 1934. Mussolini fit pour sa part bâtir Cinecittà, vaste studio dans la banlieue de Rome. Quant à Staline, il fit tourner des films exaltant les héros nationaux tels Alexander Nevsky. Aux Etats-Unis, le gouvernement finança une série justifiant la participation à la guerre (Why We Fight, à laquelle contribuèrent entre autres John Ford et John Huston).

La période de la Guerre froide allait aussi susciter pas mal de films propagandistes « anti-rouges » à Hollywood, tout comme le conflit au Vietnam qui allait opposer des spectacles militaristes comme Les Bérets verts avec John Wayne et des documentaires anti-guerre. Et on a pu critiquer plus d’un film américain de fiction faisant la promotion d’un certain « Way Of Life »… Aujourd’hui, des capitaux importants sont investis dans le monde musulman pour célébrer l’Islam, son prophète et ses conquérants. Mais on peut se demander si le cinéma n’est pas en train de perdre de son impact sur le terrain de la propagande, cédant la place à Internet et à sa force « réaliste » aussi trompeuse si pas plus (« C’est sur Internet, donc c’est vrai« ).

Et Bigelow dans tout ça? La réalisatrice mérite-t-elle les reproches de ceux qui veulent voir dans son Zero Dark Thirtyun film de propagande à la gloire d’un Obama en pleine campagne pour sa réélection au moment de l’apparition du film, et dont la traque de Ben Laden, couronnée de succès, est un élément favorable et populaire de son bilan de premier mandat? Certes la cinéaste n’est pas soupçonnable de sympathie pour le camp républicain, et elle a fait le choix d’exalter la mission en question. Reste qu’elle a choisi de ne pas faire apparaître le président (ou un acteur le représentant) dans son film, alors qu’il était au sommet de la chaîne de commandement d’une opération menant à la mort du chef terroriste. Une ambiguïté qui peut être critiquée, mais ne saurait prouver quelque volonté propagandiste de la part de Bigelow. Quant aux critiques de puristes dénonçant le fait qu’elle ne condamne pas (ni dans son film ni dans ses déclarations publiques) les entorses faites à la morale dans la traque de Ben Laden, mis à part la torture qu’elle dit ne pas approuver, un autre cinéaste leur répond avec son nouveau film. Dans Lincoln, en effet, Steven Spielberg montre que pour faire voter par le Congrès le fameux et crucial amendement abolissant l’esclavage, il fallut débaucher des parlementaires hostiles à coups de pression diverses, d’offres d’emploi et d’autres modes de corruption. De quoi établir que la démocratie, dans ses meilleures intentions (quel exemple moins contestable que la fin de l’esclavage!), ne peut poursuivre la rectitude absolue à chaque instant, sous peine de céder à ses pires ennemis: les esclavagistes hier, le terrorisme islamique aujourd’hui. La réponse du réel à l’idéal absolu et aux donneurs de leçons, étayée par un Spielberg venant (même involontairement) au secours de sa remuante collègue…

TEXTE LOUIS DANVERS

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