DANS SACRO GRA, LION D’OR À LA DERNIÈRE MOSTRA DE VENISE, GIANFRANCO ROSI EXPLORE UN MONDE POUR AINSI DIRE INCONNU, MOSAÏQUE HUMAINE ÉVOLUANT AUX ABORDS DE L’ANNEAU DE BITUME QUI ENCERCLE LA CAPITALE ITALIENNE.

Boulevard périphérique long de 70 kilomètres, le Grande Raccordo Anulare, ou GRA, entoure la ville de Rome comme un « anneau de Saturne« . L’image est du maestro Fellini lui-même (dans son Roma de 1972), que cite Gianfranco Rosi en ouverture de Sacro GRA (lire la critique page 25), documentaire exigeant et inspiré qui se fait fort d’en explorer les territoires environnants, théâtre des marginaux et autres laissés-pour-compte évoluant à des années-lumière de la fière iconographie généralement associée à une capitale qui n’en finit pas de s’étendre.

« Il m’a fallu plus d’un an pour commencer à me familiariser avec le GRA, pour développer une vision de cette ceinture et ses alentours, où vivent pas moins de trois millions de personnes, nous explique Rosi, de passage à Bruxelles. Plus j’y passais du temps et plus je créais le vide autour de moi, préférant me concentrer sur quelques éléments précis. Petit à petit, je me suis détaché de toute idée de cartographie. Et quand j’ai eu l’idée de suivre six, sept personnages (un ambulancier dévoué, un pêcheur d’anguilles, un botaniste à l’écoute des palmiers, un aristo déchu, des prostituées sur le retour…, ndlr) que j’avais rencontrés durant mes pérégrinations, alors j’ai commencé à filmer, avec l’idée de me focaliser sur ces petites histoires, et d’éviter les éléments qui pourraient raccrocher les images à un espace trop défini. A la fin du film, vous avez ainsi une idée assez floue d’où vous vous trouvez. C’est un peu comme si cet anneau s’ouvrait et devenait un petit village, avec son église, son hôpital, son château, son square, son bar… Je voulais figurer l’idée d’un déplacement, comme pour dire que ce lieu s’inscrit davantage dans l’esprit que dans le réel.  »

Et le cinéaste italien de raconter que, pour ce faire, il s’est lancé dans un tournage au long cours, quasiment en solo, prenant le temps et la liberté nécessaires à la création d’une connexion personnelle avec les histoires et les personnes qu’il avait choisi de filmer. En quête de ces instants décisifs qui deviendront le moteur de Sacro GRA. « Je définis d’abord un cadre, qui devient en un sens partie intégrante de l’histoire. Ce cadre doit contenir le présent mais aussi le passé de ce que je suis en train de tourner: il s’agit d’atteindre une espèce de synthèse, de compression, d’une série de choses qui se sont déjà passées dans la vie de ces gens. Et ce n’est possible qu’en apprenant à connaître ces personnes que vous décidez de filmer: c’est cela qui vous permet de déterminer le bon moment pour allumer votre caméra. Je ne pose jamais de questions. Je veux parvenir à capturer un fragment de leur vie intime. C’est pourquoi je refuse également le recours à la voix off.  »

La Grande Bruttezza

On l’aura compris, Sacro GRA n’a rien de la besogne balisée et scolaire. Rosi préférant envisager la forme documentaire comme un stimulant terrain d’expérimentation, ouvert à la multiplicité du sens et de l’interprétation. « Il n’y a pour moi de documentaire que s’il y a recherche, expérimentation. Je sais quand je commence un film mais je ne sais pas quand je vais le finir: c’est un peu comme un voyage, une aventure. Où il s’agit de tendre vers la recréation des ingrédients de la vraie vie, de les comprendre, de les organiser, de les traduire dans le langage du cinéma. C’est pour ça que je ne fais pas vraiment de différence entre documentaire et fiction: il y a la même idée d’abstraction, de transformation d’une chose en une autre. Le cinéma, selon moi, c’est la recherche de la dramaturgie dans le réel. Au spectateur, ensuite, de recréer lui-même une histoire. Dans Sacro GRA, il y a de petites rimes visuelles ou thématiques que vous pouvez relier les unes aux autres, mais le film n’impose rien, il ne fait que suggérer cela. Je préfère me concentrer sur des petites sensations plutôt que sur un message. C’est un peu la même nuance qu’il y a entre lire un roman et lire de la poésie: face à un roman, chacun reçoit peu ou prou l’histoire de la même façon, tandis qu’un poème, chacun va pouvoir l’interpréter différemment, et chaque lecture est susceptible de changer la perception que vous pouvez en avoir. »

Délicatement poétique, Sacro GRA est aussi, dans son projet même, éminemment politique, qui donne à observer et à entendre une poignée de clochards célestes et autres âmes excentriques d’un monde oublié. Et, partant, une Rome telle que l’on ne l’a pour ainsi dire jamais vue. « Le film est détesté par les représentants de la droite en Italie, parce qu’il parle d’un monde qu’ils ne connaissent pas, et qu’ils ne veulent pas connaître. Rome en elle-même me semble être un endroit momifié, qui n’évolue pas, qui stagne. Tandis que la Rome que j’ai filmée, celle du GRA, incarne en quelque sorte celle d’un possible futur. C’est l’idée d’une ville à deux vitesses. De deux villes qui coexistent mais ne communiquent pas entre elles: l’une est la ville de La Grande Bellezza, l’autre est celle que représente mon film. L’une est une ville de carte postale, d’une beauté passée, l’autre est celle d’une espèce de no man’s land, comme en suspens, qui donne le sentiment d’être sur une autre planète. En ce sens, les deux films fonctionnent comme les deux faces d’une même pièce. Et répondent à deux forces résultant d’une même loi physique: centripète s’agissant du film de Paolo Sorrentino, centrifuge s’agissant du mien. Et les deux se complètent. La presse italienne de droite n’a d’ailleurs pas manqué de rebaptiser mon film La Grande Bruttezza. La Grande Laideur, donc (rire). »

RENCONTRE Nicolas Clément

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content