Les histoires de l’Oncle Dan

Dan Lacksman: "J'avais envie de rencontrer Maxim parce que sa musique dégage une simplicité et une personnalité". © PHILIPPE CORNET
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Quand le tiers-synthé essentiel de Telex, Dan Lacksman, voit trois de ses premiers albums perso seventies réédités par le label US Real Gone Music, on l’invite à la discussion, avec le DJ gantois Maxim Lany.

La scène est intéressante. Après une heure et demie de prolifique conversation au bar du studio SynSound que Lacksman occupe depuis quatre décennies à Laeken, nous descendons avec Dan et Maxim dans le saint des saints, un rez-de-chaussée verre et bois d’un complexe anciennement industriel où Monsieur Lacksman travaille entre synthés mirifiques, pièces rares de musée analogiques et pluggings digitaux. Sans oublier la plantureuse table SSL de mix sur laquelle le septuagénaire opère également des masterings. Une rassurante bulle rétrofuturiste, en dehors de l’agitation urbaine extérieure, commune de ce côté-ci du canal. Dan a longtemps habité au centre de Molenbeek, installant au premier étage de la maison familiale, dès l’âge de treize ans, ses premiers achats. Il y concocte ses premières chansons: « J’étais passionné par les sons nouveaux et, fin des années 60, mon parrain m’a prêté 100.000 francs belges, une belle somme à l’époque, pour acheter le tout premier synthé disponible sur le marché belge, le VCS3. Quand je l’ai reçu, le titre Pop Corn(1) a débarqué et il y a eu une demande pour ce genre de musique. Je suis allé « prêter » mes synthés sur des productions et puis j’ai composé mes propres morceaux, comme Coconut qui a été, entre autres, numéro 1 en Espagne. Il y avait quand même pas mal de boulot à interconnecter tout cela. » Rétrovision: dans cet immeuble molenbeekois où le rez est occupé par le magasin de lingerie de maman, Dan Lacksman va aussi concocter le principe de trois de ses albums persos aujourd’hui réédités -en CD et vinyle- par un label californien. « Ils m’ont contacté par mail et semblaient vraiment connaître mon parcours discographique. Donc ils m’ont proposé de rééditer internationalement ces trois albums, que j’ai moi-même remastérisés… »

Paf!

Focus a donc proposé à Dan la rencontre d’un jeune électro-mec incarnant une autre génération: à lui de choisir. L’invitation est faite à Maxim (1982), bonne gueule gantoise, DJ-producteur qui a déjà bourlingué dans les genres. « Honnêtement, après 30 secondes d’écoute de la plupart des DJ’s mixeurs, je suis souvent lassé, nous prévient Dan. C’est toujours un peu le même système. Mais là, chez Maxim, une personnalité et une simplicité se dégagent. Il évite les sons techno pourris trop formatés que je ne supporte pas, et j’aime la façon qu’il a d’utiliser les choses à fond. Par exemple, si réverb il y a, elle est totalement assumée. Paf! » Maxim sourit. Le quasi-quadra commence comme DJ dans les années 90, traverse les périodes hip-hop, hardcore, deep house, et puis connaît une révélation sonique: « Ma musique a changé lorsque j’ai compris que je devais utiliser mes erreurs, oublier la règle du 4/4. L’avantage sans doute de ne pas avoir été éduqué musicalement. Et puis, il y a environ cinq ans, j’ai eu envie d’autre chose. Notamment sous l’influence du son world-lounge de Deep Forest, un projet auquel Dan était d’ailleurs associé (2). » D’où d’actuels featurings électro menés avec du chant et divers interprètes: le premier album de Maxim Lany devrait sortir ce printemps. Entre-temps, en ce terne mardi de janvier, Maxim observe Dan quand il tripote le VCS3, le fameux premier achat à « 100.000 francs belges ». Le synthé qui a fait les grandes heures de Pink Floyd, ou des Who période Won’t Get Fooled Again: pas de clavier, juste des branchements câblés et des pins qui font osciller la musique dans des vagues jamais authentiquement répétitives. « Il y a quelques jours, j’ai proposé à mon petit-fils de quatorze ans de « s’amuser » avec l’un des synthés du studio, raconte Dan Lacksman. Je pensais qu’il allait chipoter un quart d’heure et puis se lasser: il est resté collé à la machine pendant plus de deux heures. D’un point de vue purement économique, ce qui est spectaculaire, c’est l’actuelle flambée des prix: le Vocoder Sennheiser original vaut trois ou quatre fois le prix de l’époque, soit 25-30.000 euros. Il y en a eu très peu: j’ai le numéro 23! » Il revient alors sur la discipline des appareils analogiques: « J’ai plein de pluggings (digitaux) qui sont excellents mais la vraie machine analogique a toujours un plus: il y a des erreurs, des imperfections, ça ne donne jamais la même chose. Ceci dit, il y a des limites aussi avec les « originaux »: le premier DX7 (sorti en 1983) était une horreur. Il y avait deux boutons et personne ne comprenait la façon de le programmer. Ça a d’ailleurs causé la fin de ce synthé parce que tout le monde utilisait les mêmes presets, en changer était impossible. »

La compagnie console

Quelque chose d’enfantin habite Dan Lacksman, à commencer par son personnage tout en cigare/rondeur/BD chez Telex, trio belgicain jusqu’à la moelle, qui tiendra depuis 1978 jusqu’à la mort d’un de ses trois protagonistes, Marc Moulin, en 2008. Et puis quand Dan parle, notamment de son parc à machines, et en explique les fonctionnements, il mime les réglages en agitant des boutons imaginaires à l’air libre. Gantois bilingue qui travaille essentiellement sur laptop et musiques électroniques compressées, Maxim est ici comme un happy kid dans un gigantesque magasin de jouets. Amusé, fasciné, il filme Dan occupé à manipuler les curseurs ou planté devant son big synthé modulaire qui tapisse l’un des murs du studio, dédale de plusieurs pièces où circulait encore récemment Patrick Hernandez. Dan était déjà aux synthés sur le tube planétaire de 1979, Born to Be Alive, et le revoilà présent pour cinq nouveaux titres à paraître. Il s’est également collé à la réalisation du dernier synth-album de Plastic Bertrand. Dan n’a rien du puriste exclusif, pas le genre à snober les musiques popus, comme en témoigne son CV. Soit le trajet d’un ketje de Molenbeek, vite saoulé par sa première année à l’IAD et qui décide de scruter d’immédiats travaux pratiques sonores. Il pose alors sa candidature à ce qui constitue à l’époque l’un des studios phares de Bruxelles, Le Madeleine. Bien avant l’ICP ixellois, ce repaire au centre-ville voit défiler de nombreuses vedettes. Au début, genre oblige, Dan est juste le tea boy: chargé de vider les cendriers -« toujours le matin, jamais le soir, pour éviter les incendies »- et passer l’aspirateur. Au-delà de la fonction d’homme de ménage, Dan n’en perd pas une miette sur la compagnie console. « Comme le patron de l’endroit n’avait pas les moyens d’acheter une table, il l’avait fabriquée lui-même. J’ai beaucoup appris. »

Dan Lacksman et son VCS3, son premier synthé analogique, acheté il y a un demi-siècle.
Dan Lacksman et son VCS3, son premier synthé analogique, acheté il y a un demi-siècle.© PHILIPPE CORNET

Comment Maxim ressent-il cette remontée dans les décennies passées? « Je suis un enfant d’après la new beat, du « rétro » qui prend un peu plus de BPM. J’ai connu la fin de la Rocca ou du Boccaccio, la dernière ligne droite. La première fois que j’ai vu un DJ, j’ai été fasciné, je ne comprenais pas ce qui se passait. » Comme beaucoup, Maxim teste les programmes comme Reason, Qbase, Logic Pro, et 34 ans après Dan, tente de trouver un langage musical dans la technique aujourd’hui existante. La différence? La rivière synthé des seventies s’est transformée en monstrueux fleuve technologique, mousson, tsunami digital. La conversation entre Dan et Maxim part dans le dialogue codé/spécialiste -« Tu penses quoi du programme Ableton? », lance Dan-, mais l’essentiel n’est pas là. Entre les deux autodidactes épris d’électronique, l’objectif aventureux ne se perd pas. Comment faire le tri entre l’esprit, l’âme musicale et les autoroutes numériques? Maxim réagit: « En fait, ce qui est étrange en écoutant les trois albums réédités de Dan, je me rends compte que ce son synthé, que je pensais venir des années 80-90, était bien plus vieux que ça. En réécoutant des titres de Dan de cette époque, par exemple, La Bamba (sur le Vol. II de 1973), je me dis: « Wow, nous on est là avec un laptop, et puis, Dan se débrouillait avec ses câbles ». Deux mondes différents! En même temps, face à la technologie, j’aime bien l’idée de pouvoir changer d’instrument: je n’ai ni la place ni le budget pour avoir un studio comme celui où l’on se trouve, alors quand j’ai l’impression d’avoir fait le tour d’un clavier, j’en change. Avec cette devise: « less is more ». »

Telex gantois

Et puis, comme il ne saurait y avoir de hasard, la ville de Maxim, Gand, a fondé un Club Telex, en hommage au trio électro bruxellois. Qui, en avril 2021, verra sa carrière résumée dans une nouvelle compilation, comprenant deux inédits. Le reste étant remixé et rhabillé pour une large sortie sur le prestigieux label anglais Mute. « On essaie de trouver le juste milieu entre ce qui s’est passé dans les années 70-80 et aujourd’hui, avance Maxim. C’est aussi une question de mix. Mais si je délaisse un instant la nostalgie de cette époque et considère ce qui se passe maintenant, on sait que la musique qui va sortir en 2021 va être géniale à cause de tout ce qui s’est passé avec ce virus. »

Et si Dan Lacksman avait un conseil à donner à la nouvelle génération, ce serait celui-ci: « Il n’y a rien de pire que les écoles qui dictent des comportements. Il n’y a rien de tel que de découvrir soi-même. ça marche: tu vas faire le truc autrement mais c’est précisément ce qui va donner des choses intéressantes. »

(1) Instrumental synth-pop originellement composé par l’Américano-Allemand Gershon Kingsley en 1969, l’un des tout premiers morceaux du genre, Pop Corn devient un hit mondial en 1972 dans la version du groupe Hot Butter.

(2) En 1992, Dan Lacksman produit au SynSound le premier album de Deep Forest, qui se vendra à 3,5 millions d’exemplaires.

Dan Lacksman

Cette triple réédition est une initiative du label de L.A. Real Gone Music et propose davantage qu’une simple curiosité disco-anthropologique. Sur l’éponyme Dan Lacksman, le Bruxellois multiplie les instrus -y compris Moog et Mellotron- et chante (bien) une dizaine de titres dans l’esprit fin sixties. Quelque part entre la pop acide des Beatles -dont Dan est fan hardcore- et le mousseux rêve californien: charmant, mélodieux, onirique. Air et Phoenix n’auraient pas désapprouvé. Avec un humour (Happiness Is a Cold Beer) qui se retrouve dans les deux albums sortis sous le patronyme de (The) Electronic System, nettement orientés synthés instrus. Naïveté assumée, légèreté endémique, rétrofuturisme. Notamment quand sur le Vol. II, Dan reprend La Bamba, archi-classique mexicain, tout en synthés foldingues: lien évident avec ce que Telex fera quelques années plus tard dans le domaine de la reprise décalée. Alors que sur le Vol. 3, un étonnant Sky Lab de plus de quatorze minutes croise les planeries de Pink Floyd avec d’irréductibles parfums de musique quasi cosmique. Précision: les notes de pochette des rééditions sont aussi soignées que l’allure des vinyles, de quoi en faire de futurs collectors.

  • « Dan Lacksman », distribué par Bertus/V2 Records. ****
  • « The Electronic System Vol. II », distribué par Bertus/V2 Records. ***(*)
  • « Tchip Tchip Electronic System Vol. 3 », distribué par Bertus/V2 Records. ***(*)

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