ECRIVAIN CARNASSIER, JUNKIE, ACROBATE DES MOTS, ANNONCIATEUR D’APOCALYPSE SOCIALE, L’AMÉRICAIN WILLIAM BURROUGHS (1914-1997) A MARQUÉ LE ROCK DE SA LITTÉRATURE ÉQUARISSÉE PAR LES DROGUES ET LA PARANO. UN INÉDIT EN FRANÇAIS -LE PORTE-LAME- RAPPELLE SON ÉNERGIE NOIRE.

« LE VIEUX PRÊTRE SE BALANCE. LES FILS SE DRESSENT TOUT AU LONG DE SA COLONNE VERTÉBRALE ET SES YEUX S’ILLUMINENT DE L’INTÉRIEUR. SES LÈVRES S’ENTROUVRENT, UN INSECTE DESSÉCHÉ EN SORT EN BOURDONNANT. »

LES GARÇONS SAUVAGES

16 octobre 1979, Raffinerie Plan K, Bruxelles. La vieille usine à sucre en bordure du canal glauque célèbre William Burroughs et son complice Brion Gysin. Sous les murs traversés de pilons métalliques et encore recouverts de fine poussière sucrée -on peut littéralement y goûter-, le nettoyage à sec de l’écrivain résonne. Le sexagénaire à l’allure de comptable fantomatique s’est assis à une simple table de bois pour adresser sa lecture aux 200 ou 300 personnes qui en boivent l’acidité délirante. Les accents gras des mots maigres sont cassés par la voix qui gronde dans les basses et jette les verbes assassins avec une lenteur qui tranche sur la frénésie ambiante. William évoque ce monument américain du Mont Rushmore: un visage de pierre qui livre des histoires de sueur. Dans une autre salle de la Raffinerie, la troupe du Plan K donne 23 Skidoo, créé 2 ans plus tôt dans un Pavillon abandonné du Cinquantenaire. Le titre comme une partie des textes claustrophobes sont jetés en pâture dans une brillante gestuelle théâtrale: ils sont signés Burroughs, auteur de La machine molle, Les garçons sauvages, Le festin nu. Cela pourrait être une autre soirée pince-fesses, jointure people entre littérature et performance, s’il n’y avait le rock. Ce soir-là, Joy Division sort pour la première fois d’Angleterre et se retrouve, les accus chargés d’hémoglobine sombre, rue de Manchester, à Molenbeek. Pour Ian Curtis, l’événement est double: la découverte du continent et puis celle, en os plus qu’en chair, de Burroughs. Aux côtés du Velvet, des Stooges et de Kraftwerk, l’écrivain est un autre parrain tutélaire de Ian. Une autre machine inspirante, apte à produire ce combustible définitivement rock: le fantasme. Curtis a dévoré les Wild Boys, Soft Machine et autre Naked Lunch, essais stylistiques autant que romans narratifs, partiellement produits selon la technique du « cut up » mise au point par Brion Gysin: des mots et des séquences de phrases sont coupés de manière aléatoire dans diverses publications (romans, pubs, catalogues de ventes par correspondance, revues de série Z, etc.) puis rassemblés selon le même procédé hasardeux qui évoque les illuminations surréalistes. Burroughs utilisera le cut up du mitan des années 50 au mitan des sixties. Curtis est arrivé à Burroughs par Bowie: en 1974, ces deux-là se rencontrent via une interview dans Rolling Stone et David, amateur de flamboyance surnaturelle, est impressionné par William. Le 26 janvier 1975, Curtis voit le documentaire d’Alan Yentob, Cracked Actor, sur la BBC2: Bowie, filmé l’année précédente dans sa période glam/coke, y découpe des mots selon la méthode du vieux junkie. Le style concassé/fulgurant de l’écrivain se matérialisera ainsi dans certains moments déconstruits de Joy Division. Sur la rencontre que Curtis fait ce soir-là à Bruxelles avec Burroughs, les versions divergent. On dit qu’ils se sont étreints après le concert des Mancuniens. On dit aussi qu’en se présentant à Burroughs, Curtis a fait face à un morceau de viande humaine, aussi grise et indifférente que son costard de fonctionnaire d’un ministère qui n’existe pas… Peu importe, cette soirée bruxelloise-là, c’était quand même un peu la communion solennelle du rock s’agenouillant devant l’écriture. Une histoire de papiers, déjà.

 » SI ON DÉFINIT LE PLAISIR PAR LE SOULAGEMENT D’UNE TENSION, LA DROGUE VOUS SOULAGE DE TOUT CE QUI CONSTITUE LE PROCESSUS DE LA VIE. »

LE FESTIN NU

Courtoisie et affabilité sont les qualificatifs qui emballent généralement l’écrivain Burroughs. Un parfait gentleman qui, loin de son physique de lézard à sang froid, écrit et expérimente l’horreur, l’hors-norme, la folie, au quotidien . Le paravent social est hérité d’une bonne éducation: William étudie la langue anglaise et l’anthropologie à Harvard et provient d’une famille de St Louis (Missouri) ayant fait fortune dans la manufacture des calculatrices et machines à écrire, puis dans l’informatique. Recalé par la Navy alors qu’il veut partir à la guerre -il a 26 ans en 1940-, William erre 2 décennies dans une myriade de boulots sans incidence. Très vite, il applique sa cruauté littéraire à lui-même, dès un premier journal d’adolescent (jamais publié) où il raconte ses désirs charnels pour un copain de classe, pas loin d’un trip camé inaugural, à l’hydrate de chloral, puissant sédatif. Homosexualité et came s’imposent d’emblée comme base romanesque flirtant avec le récit autobiographique. Dès 1945, il compose un roman à 4 mains avec Jack Kerouac ( And The Hippos Were Boiled In Their Tanks) mais c’est bien son propre Junkie, paru en 1953, qui met le nom de Burroughs sur la carte du stupre et du scandale. Publié à la manière d’un roman de gare cheap, le bouquin est un compte rendu à la fois pharmaceutique et sensoriel de la vie sous héroïne. Cette drogue, Burroughs va la pratiquer et la sublimer jusqu’à la fin de sa vie (avec des périodes de rémission), sans débordement d’émotion annoncée, façon sous-marin fouillant l’océan en quête de poches d’air vitales. William pointe à la seringue et raconte. Conforme à une légende qui le fait bientôt traverser lieux et générations à la manière d’un distant spectre cultivé, vague incarnation de l’horreur défoncée. Quinze ans après Junkie, William est devenu culte et trône, parmi d’autres « célébrités », sur la pochette de Sgt. Peppers Lonely Hearts Club Band. Entre Marilyn Monroe et un gourou d’époque, William le patibulaire symbolise le 1968 des Beatles: le monde est bizarre, non?

 » CONSEILS SYNDICATS GOUVERNEMENTS DE LA TERRE, PAYEZ-RENDEZ LA COULEUR QUE VOUS AVEZ PRISE. RENDEZ LE ROUGE QUE VOUS AVEZ VOLÉ POUR VOS DRAPEAUX MENTEURS ET VOS ENSEIGNES DE COCA-COLA. RENDEZ CE ROUGE AUX PÉNIS ET AU SOLEIL. »

NOVA EXPRESS

En une quinzaine de livres parus entre 1945 et 1995, Burroughs construit une analyse viscéralement dénonciatrice du tout-contrôle. L’ennemi de l’Amérique, c’est d’abord elle-même, son pire péril tueur de liberté, prenant de multiples formes dévoyées. Cousin cru d’Orwell, Burroughs dénonce la lourde masse étatique -répressive et cruelle « par nature »- et dessine un underground sublimé par ses propres horreurs. Burroughs a le sens de l’image, du verbe choc et du sex & drugs & rock’n’roll, même s’il fréquente les musiciens davantage par circonvolution d’idées communes que par amour de la ritournelle pop. Du point de vue de ses nombreux admirateurs -de Roger Waters à Kurt Cobain, de Patti Smith à Sonic Youth-, Burroughs est non seulement une anormalité physique -il devrait avoir overdosé depuis longtemps- mais aussi un poète incendiaire, un visionnaire bien plus audacieux que la plupart des « rebelles » rock. Comme toute mythologie, celle de l’écrivain est fondée sur une part de transgression: Burroughs, c’est Keith Richards, mais en « vrai ». Pièce à conviction parmi d’autres: l' »accident » survenu à sa femme -l’oiseau est bisexuel- en 1951: prétextant un gag à la William Tell (…), Burroughs décide de tirer sur l’objet coiffant la tête de madame. Conséquence: aucune victime chez les inertes, une morte chez les femmes d’écrivains. Il s’en tirera avec quelques jours de taule et l’intervention du frère qui arrose la justice véreuse de Mexico City, lieu du drame. Survivant récidiviste, Burroughs est aussi voyageur impénitent: il va vivre à Paris, Mexico, Tanger, Londres, s’installant en 1974 dans un machin sans fenêtre, baptisé le Bunker, au c£ur du (pourri) Lower East Side new-yorkais. De cette base borgne où on l’imagine bien en insecte plumitif noctambule, il se met à fréquenter le tout-NY seventies, Warhol, Lou Reed, Patti Smith ou Susan Sontag. Passant même du temps sur l’adaptation cinéma de Junkie avec Dennis Hopper, autre camé célèbre, sans que le projet ne se matérialise. Logiquement, c’est dans différents lieux de Manhattan, du 30 novembre au 2 décembre 1978, que se tient la Nova Convention qui lui est intégralement consacrée . Cette célébration polyforme est faite de lectures -e.a. de Frank Zappa remplaçant Keith Richards englué dans ses problèmes de came- et de concerts de Suicide, The B-52’s, Philip Glass et Blondie. Juste un an avant que le Plan K bruxellois ne vire sa cuti Burroughs. Bien possible que le squelettique fantôme du « junkus horribilus » rôde encore du côté de Molenbeek. l

TEXTE PHILIPPE CORNET

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