Le son de la Jamaïque

Scatter devant le studio de King Jammy, 1987. © © Beth Lesser

à Paris, une nouvelle exposition de la Philharmonie part du reggae pour tracer une carte passionnante des musiques jamaïcaines, du ska au dancehall. Rastaman vibrations, mais pas que…

On n’en a jamais fini avec le reggae. Vous le croyez mort, passé de mode, qu’il retrouve une nouvelle jeunesse. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si des festivals comme Couleur Café ou même Dour n’oublient jamais d’en glisser une bonne dose dans leur affiche -sans parler de Reggae Geel, l’un des plus importants du genre en Europe, qui attire autour de 60 000 personnes. Chaque année, l’icône Bob Marley, première superstar mondiale issue de ce que l’on appelait alors le tiers-monde, a également droit à son inédit ressorti des tiroirs, ou à sa réédition prestigieuse -en juin, par exemple, paraîtra une nouvelle version de l’album Exodus, sorti il y a 40 ans. Par ailleurs, le genre ne s’est pas contenté de survivre. Il a aussi essaimé. Du punk à la dance, la plupart des musiques populaires actuelles ont une dette envers la Jamaïque -en commençant par le rap, que le reggae a largement contribué à faire naître via sa science du sound system, ces sonos géantes déployées en plein air. Aujourd’hui, c’est le dancehall qui infiltre tous les pans de la musique pop mondiale: de Drake à Diplo (Major Lazer), de The xx à Rihanna, le son jamaïcain reste l’une des composantes essentielles des hit-parades.

à cet égard, l’exposition de la Philharmonie de Paris ne pouvait tomber à un meilleur moment. Intitulée Jamaica Jamaica!, elle a démarré le 4 avril dernier et suscite visiblement pas mal d’intérêt du public. On parle d’un démarrage record. L’institution -ex-Cité de la musique- a pris l’habitude d’organiser de grandes expositions thématiques du même genre. Elle a accueilli par exemple celle sur Bowie et a elle-même proposé des parcours autour des oeuvres de Bob Dylan, Miles Davis, Serge Gainsbourg, The Velvet Underground, etc. Cette fois, cependant, elle a choisi une thématique plus vaste. Au lieu de se braquer sur la tête de gondole d’un genre, elle part du reggae pour brasser l’histoire musicale de l’île, du rocksteady au ska en passant par le dancehall, etc. « Il faut saluer cette audace, relève Sébastien Carayol, commissaire indépendant de Jamaica, Jamaica! On aurait pu faire une expo centrée sur Bob Marley, cela aurait été sans doute plus directement accrocheur. Au lieu de ça, le propos est beaucoup plus large. Et visiblement, ça prend. Beaucoup de gens ont de la sympathie pour le reggae et tout ce qui tourne autour. Mais ils ne savent pas toujours par quel bout le prendre. Ici, on propose un itinéraire. »

Sébastien Carayol est journaliste (pour le magazine anglais culte Natty Dread, ou encore la revue Wax Poetics) et réalisateur de documentaires. Il n’est lui-même pas vraiment passé par la case Marley. « Je connaissais évidemment sa période Island (le label qui a rendu Marley mondialement célèbre, NDLR), comme tout le monde. J’aimais le côté engagé, mais il me manquait l’épaisseur que je retrouvais dans le rap ou le punk. » Et puis, un jour, au début des années 90, alors qu’il est encore skateur, il voit débarquer un sound system londonien dans son skate-park, du côté de Montpellier. Basses énormes, effets psychédéliques, groove spongieux: « J’ai connu une véritable épiphanie. » Depuis lors, il n’a plus arrêté de creuser dans la musique jamaïcaine. Ou plutôt les musiques jamaïcaines.

Rebel music

Après avoir proposé une première expo à la Gaîté Lyrique (autour de la culture des sound systems et sa réinterprétation par une série d’artistes contemporains, en 2013), Sébastien Carayol a accepté cette fois la mission confiée par la Philharmonie: raconter l’histoire musicale de l’île caribéenne. En ne s’éloignant donc pas (trop) de Kingston. Mais en ne restant pas uniquement focalisé sur le reggae ou son emblème Marley. Un parti pris qui, l’air de rien, a deux conséquences. Le visiteur ne trouvera, par exemple, nulle trace des excursions reggae d’un Serge Gainsbourg (ni de celles de Lou & The Hollywood Bananas, si jamais vous vous posiez quand même la question). Il ne trouvera pas davantage d’informations sur les versions africaines du genre (d’Alpha Blondy à Tiken Jah Fakoly), ou sur l’importance cruciale qu’il a pu avoir dans la culture punk/skinhead anglais. En revanche, sa balade en Jamaïque ne se limitera pas au seul reggae. Mento, rocksteady, ska, dub, dancehall, etc… L’exposition brasse l’essentiel des courants musicaux qu’a pu produire l’île, tous issus de la même source, tous un peu différents.

Le parcours est découpé en sept « tableaux », enchaînés de manière chronologique. Ici, peut-être plus encore qu’ailleurs, la musique n’est jamais très loin de la politique et de l’Histoire. Jamaica Jamaica! démarre donc par la conquête espagnole -en 1494, Christophe Colomb débarque en Xaymaica, la « terre de l’eau et du bois »-, avant de s’attarder sur l’esclavagisme. Dès 1670, l’île devient en effet une colonie britannique et sert de plaque tournante au trafic d’esclaves. Arrachés d’Afrique pour venir travailler la terre, les Noirs amèneront avec eux leur culture et leurs croyances, qui bientôt se mélangeront à celles de l’oppresseur blanc. Certains d’entre eux réussiront malgré tout à fuir et à se réfugier dans les montagnes, où ils constitueront des communautés de « marrons ». à l’image de Queen Nanny, figure légendaire qui deviendra une héroïne nationale.

En général, le panthéon jamaïcain se retrouve souvent cité d’une manière ou d’une autre dans le patrimoine musical local. à l’image de Marcus Garvey, évidemment. Journaliste, activiste, homme politique, entrepreneur, il est né en Jamaïque en 1887, 50 ans à peine après l’abolition de l’esclavage sur l’île. Il deviendra l’un des plus importants défenseurs du panafricanisme. Depuis Harlem, où il atterrit après la Première Guerre mondiale, il fonde l’Unia (United Negro Improvement Association, toujours officiellement en activité). Comptant jusqu’à plus d’un million de membres payants, elle prône l’émancipation des Noirs -dans une publicité de l’époque, exposée dans une vitrine de l’expo, l’Unia propose par exemple aux familles d’acheter des poupées noires à leurs enfants (« Negro dolls with brown skin-Easiest way to teach race pride », annonce l’encart). Garvey monte également un journal (The Negro World), et lance un grand mouvement de retour en Afrique. Il deviendra ainsi une icône noire, et plus encore un « saint » de la religion rastafari, qui va largement imprégner le reggae -un seul exemple, probablement le plus célèbre: le texte de Redemption Song de Marley, tiré d’un discours du leader panafricain.

Murs du son

Le parcours n’est toutefois pas seulement braqué sur l’aspect politique. Les musiques jamaïcaines ne sont pas que résistance. Elles sont aussi une question de mélanges. Une musique comme le mento, par exemple, version locale du calypso, doit autant aux traditions de danses africaines qu’ont réussi à maintenir les anciens esclaves, qu’au quadrille européen. L’expo met également en avant des personnages comme Sister Ignatius. Religieuse au sein de l’Alpha Boys School qui recueille les enfants en difficulté, elle initie ses élèves à la musique -dans les années 50, les futurs membres-fondateurs des Skatalites passeront tous par la classe de Soeur Ignatius. Le samedi, elle avait même pris l’habitude d’organiser son propre « sound system », piochant dans son impressionnante collection de disques. L’expo en propose une sélection, sous la forme d’un « juke-box » déguisé en tourne-disque.

Plus loin, le parcours ne fait évidemment pas l’impasse sur la science sonore des grands producteurs jamaïcains. La Sainte Trinité est dignement représentée: ce grand hurluberlu de Lee Scratch Perry (le « Salvador Dalí du dub »!), Coxsone Dodd (le fameux Studio One) et King Tubby, dont les inventions en studio ont eu un impact crucial sur le développement des musiques électroniques. Pour l’occasion, Sébastien Carayol a réussi à mettre la main sur pas mal de matériel d’époque. Avouons-le: on n’aurait jamais cru pouvoir un jour ressentir ne serait-ce qu’un petit pincement d’émotion devant une table de mixage (comme ce fut le cas par exemple devant la console MCI customisée de King Tubby)… Plus loin, une installation de l’Anglais Paul Axis, baptisée Dub It Yourself, permet au visiteur de mettre lui-même les mains dans le mixage, jouant sur les effets et le niveau des basses. Car au-delà des musiques, c’est aussi, voire surtout, une certaine conception du son qu’a créée la Jamaïque. Quand les magiciens dub jouent notamment sur les effets d’écho et de réverb, c’est le reggae qui décolle vers l’espace, prenant une tournure psychédélique. Sans forcément avoir besoin de drogue pour cela? En tous cas, le parcours proposé par la Philharmonie l’évoque à peine. Un choix assumé de ne pas alimenter encore davantage le cliché d’une musique pour fumeurs de joints joyeusement apathiques…

Passé l’incontournable Marley et son frère d’armes Peter Tosh, l’expo se termine d’ailleurs par un (trop) bref coup d’oeil sur le dancehall. On est loin ici des rondeurs reggae. Surtout depuis le début des années 2000: passée au digital, hypersexualisée, la musique jamaïcaine a retrouvé un côté brut, voire une brutalité qui tranche avec la coolitude rasta.

Au bout du parcours, l’exposition de la Philharmonie est loin d’avoir épuisé son sujet. Ludique, colorée et cohérente, elle propose néanmoins les principales pistes pour creuser plus loin. Et trouver, éventuellement, un jour la réponse à la question à 1 euro: comment un si petit bout de terre, d’à peine 11 000 kilomètres carrés, planté au milieu des Caraïbes, a-t-il fait pour créer autant de musiques, à ce point révolutionnaires, qu’elles ont changé à jamais le visage des musiques populaires?

Expo Jamaica, Jamaica!, jusqu’au 13/08, à la Philharmonie à Paris.

www.philharmoniedeparis.fr

texte Laurent Hoebrechts, à Paris

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