STARFLAM EN NARCOLEPSIE PROLONGÉE, KAER A EMBRAYÉ SUR UN ITINÉRAIRE SOLO: ENTRE COURS DE RAP EN TAULE ET WORKSHOPS, IL TUTOIE SA PROPRE HISTOIRE TOURMENTÉE DANS UN PREMIER ALBUM PERSONNEL AUX EFFLUVES LATINOS.

En mai 2011, on passe une semaine à la prison de Lantin: Kaer y donne un séminaire de hip-hop à une dizaine de taulards condamnés à trois ans ferme et plus; pas des voleurs de rollers. Croisé une décennie avant dans Starflam, le trentenaire (1977) impressionne par son calme, sa pédagogie et sa bonne gueule de kid latino vampirisé par les mots. Cela ne se dit sans doute pas au rayon rap , mais il y a chez ce garçon de la bonté apparente. Les Lantinois concernés -certains maîtrisant à peine la langue française- composeront et enregistreront en quelques jours deux titres autobiographiques justes et forts.  » Quand on y est arrivés, dira Kaer dans la foulée, j’ai vraiment eu un sentiment de satisfaction intense, là, le rap prenait tout son sens. » Deux mois plus tard, aux Francos de Spa, devant une audience clairsemée du Parc, le Liégeois fait chauffer le goudron: salsa, cumbia, groove latino avec des cuivres qui se la pètent et des musiciens puisant la mélodie en sous-sol. Encore une année de boulot (…) et voilà enfin Versatil ( lire la critique ci-contre). La signature intime est là, dès la pochette, exécutée par la compagne de Kaer, Sofie Vangor, dans un dessin très beau évoquant les peintures d’une Amérique Latine sanguine et mélancolique. Elle a relié le corps de son homme à deux c£urs qui partent dans les méandres d’une famille troublée: les affluents du fleuve Kaer.

Pour comprendre le disque, il faut épeler la biographie de Didier Gosset Benitez: né à Liège le 22 janvier 1977 d’une mère équatorienne et d’un père belge musicien classique parti outre-Atlantique. Rencontre parentale à Quito, enfance ballottée jusqu’à 8 ans entre Belgique et Equateur et premier choc culturel en excursion:  » J’étais dans une école militaire (…), on est partis sur une île au large de Guayaquil et en traversant le fleuve en péniche, on a été abordés par des gosses de mon âge, des petits cireurs de chaussures. Cette image m’a choqué, j’y ai vu une sorte de schisme entre les deux cultures. » De retour à Liège, on prend Didier pour un « Marocain », en tout cas pour « l’autre », privé de la couleur locale.  » La fissure arrive quand j’ai 11 ans, à la naissance de mes frères jumeaux, qui tous deux souffrent du Syndrome de Cohen, handicap qui s’attaque aux facultés mentales et motrices. Cela a cassé énormément de choses: j’ai eu le sentiment qu’il n’y avait plus trop de place pour moi et, de là, mes parents ont porté énormément d’espoirs que je fasse quelque chose d’assez établi dans la vie. » Ce parcours-là est au c£ur de son album, ce Versatil placé sous le signe du condor, « protecteur de la créativité ». Les chansons, consignées en carnet de voyage, chroniquent un périple où la géographie n’est jamais que la surface d’autres itinéraires intérieurs:  » Sans du tout entrer dans la psychanalyse et les concepts. Le voyage se fait aussi autour de la musique et de quelque chose de léger, qui est de l’ordre du plaisir. J’ai aujourd’hui 35 ans, un âge où on analyse mieux les choses et la destination vers laquelle on veut aller. »

Quito-Chênée

Quand Kaer a 17 ans, ses parents retournent en Amérique Latine et le laissent seul à garder la maison familiale liégeoise, avec tout juste la dose de niaque pour terminer ses humanités. Une année passée ensuite à ne pas étudier l’Histoire et Didier ne sera jamais universitaire. Il a rencontré la future bande de Starflam et des parcours aussi fracassés que le sien: ainsi celui de Baloji, gamin arraché au Congo pour une transplantation brutale en Belgique. Même si l’adolescence n’est pas forcément l’âge de la confession, avec Balo, Akro ou Mig 1, lui aussi aux racines latinos, colombiennes, Kaer trouve une seconde famille, une langue, celle du rap, et un terrain de jeu géant, Liège. Une quinzaine d’années et trois albums plus tard, Starflam est en pause-carrière indéterminée mais Mig 1 est toujours là, produisant l’album de son pote Kaer avec un troisième larron, Fred’Alb.  » A la base, Starflam était un crew, et même aujourd’hui s’il n’est plus actif, il reste mon nom de famille. Je ne sais pas si on refera un disque -nos vies ont emprunté d’autres voies- mais j’ai toujours des liens avec eux. » Versatil a été enregistré en Equateur et mixé à Chênée, en français et surtout en espagnol:  » On n’a pas fait le disque dans un home-studio mais à l’ancienne, avec un réel travail de mix et de mastering et un CD en digipack qui est un bel objet, pour les amoureux de la musique. Il a coûté 17 000 euros et, même en comptant l’apport de la Fédération Wallonie-Bruxelles, il est probable que je ne rentre pas dans mes frais, sauf s’il part à l’exportation. Voyager et propager ma musique, cela n’a pas de prix… » Deux séjours en Equateur ont scellé une collaboration avec des musiciens locaux, Sudakaya, qui, à l’exception de trois titres, interprètent l’intégralité du disque.  » J’ai été hébergé chez mon grand-père au bout du quartier sud de Quito, une immensité de maisons de ciment, à la limite de la zone rouge qui est le coupe-gorge d’une ville de deux millions d’habitants où les riches sont cantonnés au nord. » Ce retour aux racines éclate comme un fruit mûr sur la sincérité et la tchatche de Kaer, enfant de Liège et de la sono latino.

TEXTE PHILIPPE CORNET

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