DE CAP FARVEL À SEMANA SANTA, LE NOUVEL ALBUM DE DOMINIQUE A, ELÉOR, PUISE DANS LA GÉOGRAPHIE SA CARTE DES SENTIMENTS. OCCASION POUR FOCUS DE DRESSER LES PÉRÉGRINATIONS DU CHANTEUR AUX GOÛTS DE MER ET DE SOLITUDE, LONGTEMPS BRUXELLOIS.

Rue Dansaert, 18 mars. L’Archiduc -« le meilleur piano-bar de Bruxelles »-s’est ouvert tôt à notre demande pour l’interview: trouver le calme au centre, c’est bien. Y rencontrer Dominique A, c’est mieux. A moins de 100 mètres d’ici, on a pour la première fois entrepris l’oiseau, il y a 21 ans déjà. Plus de cheveux, un peu moins de carrure, en 1994, Dominique est bruxellois: « Je suis arrivé ici en 1993 avec Françoiz Breut (compagne de l’époque et mère de son fils Youri, ndlr). Nous venions de Nantes d’où beaucoup d’amis partaient et où on avait le sentiment qu’il ne se passait alors plus grand-chose. J’avais fait quelques concerts en Belgique en juin 1992 où mon premier album, La Fossette, rencontrait un joli succès d’estime(…) On a été séduits par l’ambiance et l’accueil, donc on a voulu tenter le coup. J’avais depuis longtemps une attirance pour le nord, la brique rouge. » Dominique repart de Bruxelles en 1995 et y revient en 2001 jusqu’à ce printemps 2015. Deux décennies plus tard, nouvellement père, Dominique va déménager à Nantes en juin, près de l’eau. Là, sans chercher le jeu de mots, on sent que la marée autour d’Eléor (lire critique dans le Focus du 13 mars),son disque le plus « pop », commence à monter. Le succès est dans l’air, peut-être porté par ce vent des voyages que Dominique A, 46 ans, propose de lire en chansons.

Au fur et à mesure de tes disques, en 20 ans, on a l’impression à la fois que la voilure musicale a pris de l’ampleur et que les cibles du voyage se sont multipliées, jusqu’à Eléor, qui est une sorte d’aboutissement. Exact?

Oui. L’intime est toujours là mais dans un cadre plus vaste: il y a cette idée de friction entre l’espace de plus en plus ouvert et un intérieur toujours limité au corps. Le bouillonnement intérieur est stimulé ou contrarié par l’espace, par la vision de paysages monumentaux: c’est devenu un peu obsessionnel. C’est accentué dans Eléor et c’est une façon d’aller au bout de cette démarche-là. C’est lié à un désir de son: des guitares très réverbérées, des ambiances panoramiques, au service de la sensation à 180 degrés.

Dans ton livre de 2012, Y revenir (Stock), tu racontes ton enfance et ton adolescence à Provins, 12 000 habitants, à 80 kilomètres au sud-est de Paris, et cette Tour Césarqui domine la ville d’un sentiment « gothique ». Cela précède ton intérêt pour le rock gothique, The Cure entre autres. La ville est littéralement rentrée dans tes goûts puis dans tes chansons?

Gamin, j’étais inapte à analyser ce que je vivais, j’avais juste la sensation de ne pas être à ma place dans cet environnement-là, mais les musiques que j’écoutais étaient l’illustration sonore de ce que je voyais, comme si j’avais besoin d’en rajouter, comme s’il y avait une complaisance là-dedans. L’idée d’un livre autobiographique, c’est de déchiffrer son passé, le rapport à la création: il y a des liens étroits entre mon enfance, ma jeunesse et tout mon parcours musical. Et cela continue: il n’y a pas de point final du tout. C’est à la fois tétanisant et rassurant de pouvoir mettre des mots sur certains faits. Il y a une disproportion entre toi qui as 8 ans et la Tour qui en a 800. Et j’habite à Provins de 1968 à 1984, ce qui laisse du temps pour que se dépose un peu de poussière (rires).

Tu racontes tes visites dans la famille de ta mère, à Paris -il y a beaucoup de monde dans un petit appart-, ce genre de situation joue-t-elle ensuite dans ta façon d’appréhender l’espace?

Déjà la cellule familiale est étroite puisqu’il n’y a que mes parents et moi, fils unique. Et pour moi, l’art, c’est ouvrir les fenêtres. Très vite, j’ai un rapport de proximité à la chanson avec les disques de mes parents, Brel, Ferrat, Ferré, quasiment que des mecs hormis Anne Sylvestre (rires). Au départ, je m’oriente vers la BD, notamment la franco-belge, c’est mon jardin secret, mes parents n’en lisent pas. La vraie porte de sortie semble donc là: le graphisme, le trait. La musique est plutôt un meuble et puis arrive à la maison un magnétophone et je comprends que je peux capturer le temps. Cela me fascine. J’ai 11-12 ans et je deviens mordu du son, des mots, de la musique.

Quand tu déménages ado, à Nantes, c’est comme aller vivre à New York?

Un peu, oui. J’y arrive avec une peau neuve parce qu’à Provins, je suis dans une image ado figée de moi-même: j’ai des velléités de lead singer mais je suis cantonné aux choeurs, je cours après le micro. A Nantes, je me dis que c’est à moi de construire mon image, une seconde vie, une renaissance. J’étais un gosse très indépendant, qui ne tenait pas la main de ses parents et qui, au supermarché, partait tout droit au rayon livres et disques. J’étais non pas autiste mais hyper-timide et très déterminé, volontariste, avec des idées arrêtées sur les choses.

Premier voyage à l’étranger?

A part mettre les pieds en Andorre pour acheter de l’alcool et des cigarettes avec mes parents, mon territoire est la France. Le premier voyage, j’ai une vingtaine d’années, c’est à Milan avec ma copine de l’époque. Après, le premier trip extra-européen, le premier avion, c’est à 27 ans pour des concerts au Québec: à ce niveau-là, je n’étais pas précoce…

Sur l’album Auguri, en 2001,il y a ce titre, Burano, à propos d’une île au nord de Venise, connue pour sa dentelle: tu ne parles pas de ce détail (il se marre) mais c’est l’un des premiers morceaux où tu cites un lieu géographique!

Oui, le contre-exemple, c’était Lavilliers qui s’appropriait tout cela, en étant un peu de l’ordre de l’usurpation. Pour moi, c’était sa chasse gardée et donc, pendant longtemps, j’ai eu l’impression de ne pas pouvoir aller dans cette zone-là en restant juste. Burano est un lieu de facades colorées qui m’a tout de suite amené plein d’images oniriques qui m’ont fait baisser la garde: je me suis dit que c’était un joli mot et la chanson est arrivée. Comme souvent, c’est le texte qui vient d’abord et puis, en principe, il appelle sa propre musique.

En 1999, tu enregistres quelques titres aux Etats-Unis: quelle est la substance de ton « expérience américaine« ?

A l’époque, j’étais en colère, un chanteur confronté à ce dilemme de ne plus vouloir écrire de chansons et de ne plus vouloir écouter que du free-jazz, fasciné surtout par Coltrane. On nous propose d’aller à SXSW à Austin. J’ai un copain qui tient ce studio à New York, et je me dis: partons enregistrer en live sur la trace de mes nouvelles idoles avec des impros et tout. Que des mauvaises idées (rires): on est donc revenus un peu la queue entre les jambes avec un enregistrement encore plus glauque que le résultat final. C’était courir sur les traces d’un fantasme, le free jazz, le Velvet et la scène punk des années 70. J’ai refait le pèlerinage de l’Européen qui se casse les dents. L’énergie new-yorkaise, tu crois qu’elle va te porter et elle ne fait que te ramener au fait que tu n’es pas de là et que tu n’as rien à y faire.

En 25 ans -on le lit bien dans ton autre livre, Tomber sous le charme (Le mot et le reste)-, tu as vraiment pénétré le territoire français, jouant partout, y compris dans -excuse le terme- de nombreux bleds de province…

J’ai souvent des souvenirs plus précis de concerts dans des « bleds » que du énième passage dans la grande ville. Les gens y ont un appétit de musique: en avril 2002 quand Le Pen est arrivé au deuxième tour des Présidentielles, on se disait, avec d’autres musiciens, que ce serait bien d’amener la culture dans ces endroits. Aujourd’hui, je ne rencontre pas beaucoup de gens qui ont encore ce discours-là. Quand les gens ne viennent pas à la culture, je pense qu’il faut aller vers eux.

En 2004, il y a cette chanson, Retraite à Miami, villeoù tu ne prendras jamais ta retraite!

Personne ne l’a noté mais c’était une attaque en règle contre ma maison de disques, EMI. A l’époque, on parlait énormément des fonds de pension et beaucoup de plans sociaux déboulaient, certains liés aux actionnaires de Floride. Je prenais le cas d’un type, retraité à Miami, et qui met de l’argent là-dedans. Je parle du petit chien au phonographe, His Master’s Voice (label parent d’EMI, ndlr), mais personne n’a vu l’allusion. Miami était liée à cela, pas à une volonté d’y aller ni à un voyage. La défaillance du personnage en fin de vie est mise en parallèle avec l’industrie du disque, qui tangue.

Il y a aussi L’Horizon, sur l’album du même titre, en 2006. De quoi le titre est-il évocateur?

Il est lié à un voyage au Groenland, comme Cap Farvel sur le nouveau, pas très loin d’une ville qui s’appelle Nanortalik, elle-même ayant donné lieu à une chanson. Ma trilogie groenlandaise (rires). J’y suis quand même allé quatre fois, toujours l’été, toujours avec ma compagne, toujours en voyage amoureux. La première fois, en 2004, j’ai eu la sensation d’y avoir déjà été, comme quelqu’un que tu as l’impression de connaître alors que tu ne l’as jamais vu. Une certaine familiarité avec le paysage totalement étranger mais très graphique, très pictural: je voyais des peintures face à moi, un paysage pas réel mais complètement onirique.

Les lieux géographiques ne sont le plus souvent qu’un cadre aux chansons, qui portent fréquemment sur l’amour: pourquoi ce « subterfuge »?

Les descriptions m’ennuient: les lieux sont presque un parachutage pour que les émotions circulent. Comme dans Semana Santa, nourri par les processions que j’avais vues en Espagne: un jour de janvier, hors période de fêtes, la vue de la jetée à Cadiz avec la mer qui s’écrase contre les remparts m’a ramené le son des fanfares. Le texte est alors une transposition, non pas de ce que j’ai sous les yeux, mais de choses qui se mêlent. Il y a un fond de misanthropie galopante chez moi, j’aime l’idée que l’espace se déploie sans parasitage humain et que le personnage de la chanson soit renvoyé à ses propres émotions. Ce n’est pas du tout zen, au contraire, c’est un rapport électrique entre les éléments, le paysage et les individus, au moins deux, pour qu’il y ait un rapport amoureux.

Tu es victime de ton allure « sérieuse »?

Parfois, j’ai l’impression d’être le vieux du Nom de la rose qui empoisonne le livre pour que les gens ne rigolent pas du sacré… Sur scène, je suis dans une énergie dure, âpre, qui m’interdit l’humour. Donc l’image de moine-soldat ou de cureton que je me trimballe, elle est justifiée. La chanson doit avant tout émouvoir.

Tu vas prochainement partir de Bruxelles: quelle trace te laissera la ville?

C’est mitigé. Quand je partirai, plein de choses vont me manquer, des ambiances de nuit, de bar, la douceur des rapports entre les gens, le côté non chichiteux, très peu bourgeois dans les rapports humains. Après, sur le plan architectural et du manque de perspective, de paysages ouverts, je n’aurai aucun regret. Mais je suis certain qu’à l’avenir, revenir jouer à Bruxelles ou Liège sera chargé de nostalgie et d’un désir d’y traîner un peu mes guêtres. J’ai passé trop de temps ici pour ne pas éprouver ce genre de sentiments.

RENCONTRE Philippe Cornet

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