Le monde perdu

© FABIEN TIJOU/P.O.L.

L’histoire croisée de deux anciens amants et d’une île submergée de la mer du Nord. Où il est question de failles, de cycles, de séparation et de glissements.

D’abord, il y a apparemment les contours d’une fiction, qui demande d’imaginer, il y a 8 000 ans, une grande île au beau milieu de la mer du Nord, et qui permettait d’aller de l’Angleterre au Danemark à pied (sec). Risquée par un géologue et botaniste au début du XXe siècle, l’hypothèse est pourtant depuis passée à l’état de conviction. À tel point que les scientifiques en sont aujourd’hui certains:  » Avant d’être submergé, le Doggerland fut une île prospère. » Et habitée. Géologue et anthropologue, Margaret a fait du territoire englouti l’espace d’études d’une civilisation perdue, domaine mental d’un grand imaginaire européen fantôme.

Rayée de la carte comme des mémoires, la zone est aussi devenue un champ d’exploitation et d’extraction massive d’hydrocarbures, énormes enjeux économiques et boursiers à la clé. C’est le domaine de Marc, qui s’est engagé dans la prospection pétrolière.  » La mer du Nord, c’est la chasse au trésor. Sous une forme ou sous une autre, de l’enfance à l’âge adulte, des plages du Nord-Pas-de-Calais aux champs pétrolifères, il n’a jamais fait que ça, il n’a jamais abordé ses activités autrement que sous l’angle de la recherche, de l’arpentage, de la fouille, de l’extraction de ce qui a été enfoui, non pas à quelques dizaines de mètres sous le sable comme Margaret, mais dans les couches profondes. » Vingt ans plus tôt, alors qu’ils étaient encore étudiants, Margaret et Marc se sont aimés puis se sont laissés. Le livre commence la veille d’un colloque interdisciplinaire, au Danemark, où les deux doivent se revoir, devenus étrangers, à l’image des mondes -universitaires et industriels- dont les intérêts contraires convergent pourtant au large des plateformes offshore.  » L’alliance de la carpe et du lapin. D’un petit et d’un grand appétit, l’un de savoir, l’autre de profits. L’un avide d’accumuler des connaissances, et de les mettre en partage, l’autre à jamais inassouvi, mais soucieux de puiser à satiété et condamné à prélever jusqu’à la dernière goutte. »

Le monde perdu

Amour et géologie

En 2010, le premier roman d’Elisabeth Filhol, La Centrale, suivait les interventions d’un travailleur intérimaire dans le nucléaire. L’infiniment petit et l’infiniment grand, et la place de l’humain en leur milieu agitent à nouveau Doggerland. Documentaire voire scientifique par endroits (le vocabulaire ultratechnique), le texte fascine dans sa manière d’atteindre la beauté (ces phrases à la portée mystérieuse) et de reconduire le romanesque (voire le psychologique). Entre Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal (les humains au travail comme dans une chanson de gestes) et White de Marie Darrieussecq (l’amour dans des conditions extrêmes), le roman pose au fond cette question: que devient le sujet le plus banal de la littérature (une histoire d’amour empêchée) quand on le confronte aux mouvements de la géologie, à la violence imprévisible des failles, à l’indifférence des cycles et au déchaînement des vagues et des ouragans? Puissamment géographique, l’épopée met aussi en perspective les individus dans le temps -leur vie brève, leurs contemplations rêveuses de la Terre ou leurs actions mortifères sur elle- avec l’Histoire millénaire, et l’accumulation de sédiments qui en témoigne. Au beau milieu des éléments, soumis à tous les vents, on se souvient que la littérature peut donner le vertige. On n’ira plus voir la mer du Nord sans y penser.

Doggerland

D’élisabeth Filhol, éditions P.O.L, 352 pages.

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