Le monde dans un rétro

© Alejandro Cartagena, série The Carpoolers, 2011-2012. Installation de 15 tirages jet d'encre, 55,5 × 35,5 cm (chaque). Courtesy

À la Fondation Cartier, les commissaires Xavier Barral et Philippe Séclier livrent une exposition définitive sur deux inventions qui ont transformé le monde: l’automobile et la photographie.

Surgies toutes les deux dans le courant du XIXe siècle, la photographie et l’automobile ont bouleversé en profondeur notre rapport au monde. Grand décrypteur devant l’éternel, Roland Barthes ne s’y est pas trompé, lui qui a consacré un ouvrage entier à la première –La Chambre claire (1980)- et qui s’est fendu d’un commentaire essentiel sur la seconde dans le fameux Mythologies. Pour rappel: « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques: je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique(1). » Il restait à articuler l’une sur l’autre. Xavier Barral et Philippe Séclier ont relevé le défi le temps d’une exposition remarquable. Après avoir édité pour l’un, documenté et illustré pour l’autre, l’excellent ouvrage La Longue Route de sable retraçant le périple entrepris par Pasolini à la fin des années 50, Barral et Séclier ont proposé ce projet fou -le corpus est énorme- à la Fondation Cartier. « Il existe une collusion de ces deux champs dès les origines, explique Xavier Barral. L’inventeur de la photographie, Nicéphore Niépce, s’est d’abord penché sur le moteur à explosion. En raison de déconvenues, il s’est ensuite tourné vers l’héliogravure. Il n’est pas anodin qu’il se soit d’abord intéressé au mouvement et puis à l’image et à sa conservation. Ce sont des problématiques essentielles pour l’humanité. »

Photographie et automobile ont beaucoup en commun: un même développement industriel exponentiel et un projet initial de liberté -le déplacement pour la voiture, s’approprier le temps pour la photo- que le temps a dévoyé. Cet accrochage, que l’on conseille même à tous ceux qui détestent la voiture, a nécessité le travail acharné d’une année entière. « Au départ, nous avons réuni une base de données de 10 000 images. Ce n’est pas rien car, grosso modo, tous les photographes ont à un moment ou un autre eu un lien avec l’automobile. Après, c’est là que ça s’est corsé, il a fallu opérer une sélection de 500 photographies. Notre critère a été de privilégier moins l’icône que le travail en série. Nous avons essayé de multiplier les types de points de vue. » Au final, le casting est impressionnant, de Raymond Depardon à William Eggleston, qui met en évidence comment l’automobile, à travers le prisme de la photographie, a « suscité des thèmes récurrents pour modifier à jamais notre société et notre regard« . En voici cinq.

(1) Roland Barthes, Mythologies, Éditions Seuil, Paris, 1970, p. 150.

Changement de décor

La voiture a totalement bouleversé le paysage « naturel » pour créer un contexte nouveau. « C’est horriblement beau la manière dont la voiture a dessiné notre environnement« , commente le curateur Xavier Barral. L’objectif de Ray Metzker (photo) retranscrit poétiquement ce phénomène. Dans le genre, il ne faut pas rater non plus les images de Sue Barr -on se croirait dans Blade Runner– qui matérialisent à la perfection les complications routières, ce « sublime accéléré » perché sur pilotis de béton.

La problématique sociale

L’automobile ne se contente pas de modifier ce qui nous entoure, elle transforme également les êtres humains dans leurs liens les uns aux autres. Si Jacqueline Hassink travaille sur les « car girls », les hôtesses que l’on croise sur les salons automobiles, Justine Kurland (photo) s’intéresse aux codes masculins du genre dans la culture américaine. Munie d’une chambre photographique 4 x 5, elle sillonne les États-Unis à bord d’une fourgonnette qui lui sert de maison pendant plusieurs mois.

Apocalypse now

Le propos d’Autophoto n’est pas de tresser une couronne de lauriers à l’automobile. De la même façon que le culte de l’image a engendré la surveillance généralisée, l’esprit de liberté de la voiture se dissipe dans les embouteillages et les atteintes à l’environnement actuels. Cette dimension n’échappe pas à des photographes comme Peter Lippmann (photo), Philippe Chancel ou Edward Burtynsky, qui donne à voir de véritables montagnes de déchets issus des voitures.

Les dessous

Très rapidement, la voiture va mobiliser les bras et les corps des hommes, la force de travail chère à Marx. Cet aspect de la réalité automobile va fasciner les photographes. Ils seront nombreux à y balader leur objectif. On pense à Robert Doisneau -qui fut embauché à 22 ans au service photo de Renault à Billancourt pour photographier l’usine et les ouvriers mais aussi pour faire des photos publicitaires- ou à Robert Frank -qui immortalisa le travail à la chaîne dans les usines Ford de Detroit. Plus proche de nous, Stéphane Couturier (photo) shoote des chaînes de montage déshumanisées. Autres temps, autres moeurs.

On the road

Certains photographes, David Bradford ou Elliott Erwitt par exemple, utilisent la voiture comme le prolongement de leur appareil. Le panorama est alors cadré par le rectangle du pare-brise, quand ce n’est pas le rétroviseur qui vient ajouter une strate inédite à la composition. Lee Friedlander (photo) est l’un des maîtres de cette façon de faire. On lui doit des superpositions remarquables: volant, tableau de bord, sièges se découpent sur fond de motels, d’églises et autres « dinners » de bord de route.

Texte Michel Verlinden

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