En dépit d’un palmarès éminemment discutable -merci Quentin Tarantino!-, la 67e Mostra de Venise s’est révélée d’un niveau exceptionnel, riche en révélations et en confirmations, non sans ouvrir de passionnants chantiers de réflexion, sur le cinéma et le monde…

Est-ce parce que son histoire est faite de turbulences fréquentes? S’il est le doyen des festivals de cinéma, Venise est peut-être aussi celui qui fait l’objet des spéculations les plus nombreuses: pas une année, ou presque, sans que l’on ne s’interroge sur la pérennité d’une manifestation qui a vu s’ajouter, à la rivalité à distance avec Cannes, la concurrence accrue de Rome et Toronto -ce dernier, surtout, s’érigeant désormais en marché de la rentrée. Dans ce contexte mouvant, c’est peu dire que la Sérénissime a marqué des points à la faveur de sa 67e édition, l’avant-dernière conduite sous la direction éclairée de Marco Müller. Tout bonnement exceptionnelle, la qualité d’ensemble de la sélection a non seulement fait oublier la vétusté des infrastructures -qui donnent à Venise une partie de son cachet désuet, mais dont une météo capricieuse a rapidement souligné l’inconfort, voire l’impraticabilité-, elle a surtout rappelé combien la Mostra restait un rendez-vous cinéphile incontournable; à tel point que le grand Festival de 2010, c’était incontestablement celui-ci.

TARANTINO SOIGNE SES AMIS Cette réalité, qui doit bien sûr au flair des sélectionneurs, mais aussi à un calendrier favorable, le palmarès concocté par Quentin Tarantino ne la reflète malheureusement que fort peu. Le Lion d’or à Somewhere, le film le moins inspiré de Sofia Coppola, assorti aux 2 prix à Alex de la Iglesia et au Lion Spécial à Monte Hellman, voilà qui entretient de forts soupçons de copinage. A quoi l’on ajoutera un américano-centrisme discutable (4 prix sur les 9 liés à la compétition vont à des £uvres ou artistes venus des USA, l’Asie, avec Wang Bing et Takashi Miike notamment, étant la grande oubliée du palmarès, mais pas la seule), mais aussi un passéisme désolant. Si les Hellman et Skolimowski sont des cinéastes plus qu’estimables, le second ayant en outre signé un Essential Killing magistral, ils totalisent à eux 2 pratiquement 100 ans de cinéma; quant à Coppola et de la Iglesia, ce ne sont certes pas des nouveaux venus. Nulle trace par contre, ou alors si peu, des Pablo Larrain, Aleksei Fedorchenko et autre Kelly Reichardt, révélations qui ont fait souffler un vent nouveau sur cette Mostra, et qui n’ont droit ici qu’à des miettes.

Si l’on nourrira donc quelques regrets eu égard aux errements du jury, et à un palmarès guère tourné vers l’avenir pour le moins, le bilan d’ensemble reste largement positif. Voilà bien longtemps que l’on n’avait plus vus réunis autant de films de premier ordre, en effet. Passé un allumage un tantinet laborieux (encore que le Black Swan de Darren Aronofsky n’ait pas manqué d’impressionner), cette 67e Mostra s’est avérée celle des enchantements à répétition -un constat qui s’est vérifié de Norwegian Wood en Silent Souls; de Potiche en Post-Mortem; de Meek’s Cutoff en 13 Assassins, et on en passe. Outre ses qualités esthétiques et narratives affirmées bien haut, le cinéma qui s’y est déployé a aussi brillé par l’acuité de son regard sur le monde, ouvrant sur de nombreux et passionnants chantiers de réflexion.

L’un d’eux, et non le moindre, porte d’ailleurs sur le médium cinéma lui-même mais aussi sur les mécanismes de représentation et du spectacle, omniprésents sur les écrans de la Mostra. Sofia Coppola ( Somewhere) et Alex de la Iglesia ( Balada triste de trompeta) inscrivent leur propos l’une dans l’univers du cinéma, l’autre dans celui du cirque, là où Richard Lewis ( Barney’s Version) préfère celui de la télévision, tous 3 articulant une réflexion sur le rapport de l’artiste à son environnement. Aronofsky signe pour sa part dans Black Swan une mise en abîme brillante autour d’une création du Lac des Cygnes dont les effets indésirables s’invitent dans l’existence d’une jeune ballerine, là où Monte Hellman explore une ligne de fracture non moins poreuse entre niveaux de réalité dans Road to Nowhere. Quant au sort de la Venus noire d’Abdellatif Kechiche, jetée en pâture aux regards avides de curieux au début du XIXe siècle, on ne peut s’empêcher d’y voir l’écho de la téléréalité d’aujourd’hui, et d’une propension à en montrer toujours plus.

PASSÉ ET RÉSONANCE CONTEMPORAINE

Interroger le passé pour mieux lire le présent est, du reste, l’une des autres lignes de force de cette Mostra. C’est le cas, par exemple, du décevant Miral de Julian Schnabel, plaidoyer pour la paix au Proche-Orient maladroitement instruit au départ du destin de 4 femmes palestiniennes, de 1948 aux accords d’Oslo. C’est le cas, encore, de la Balada triste de de la Iglesia, qui rouvre la plaie du franquisme, de The Ditch de Wang Bing, autour des camps de rééducation chinois de la fin des années 50 et du calvaire vécu par ceux qui y furent déportés, ou du fascinant Post-Mortem du Chilien Pablo Larrain, qui revient d’étonnante façon sur le coup d’Etat ayant renversé Allende, en 1973, soit des films qui sont autant de tentatives d’affronter le passé comme pour mieux s’en affranchir. C’est le cas, enfin, de Potiche, la délicieuse comédie de François Ozon qui, inscrite dans des années 70 millésimées kitsch, n’en explore pas moins de façon détournée les enjeux sociaux du moment. Et celui de Meek’s Cutoff, l’austère western de Kelly Reichardt qui, à travers le destin de colons égarés dans les contreforts désertiques de l’Oregon, trouve une résonance toute contemporaine, réussissant le tour de force d’être une métaphore à la fois des années Bush et des années Obama. On notera, encore, et c’est là tout sauf anecdotique, que ces 2 derniers films revendiquent clairement une position féministe, remettant au goût du jour la pensée de Aragon voulant que la femme soit l’avenir de l’homme…

Encore convient-il de savoir à quel avenir on se réfère, tant l’humanité est apparue poussée dans ses derniers retranchements, constat valable de The Ditch en Essential Killing en passant par Post-Mortem. L’onde de la mort restera ainsi comme la vibration ultime de cette Mostra, le geste suicidaire à l’appui le cas échéant: voir le monde, et face à l’impossibilité d’y survivre, disparaître, semblent ainsi nous dire des personnages de Drei, Black Swan, 13 Assassins, Silent Souls, Norwegian Wood, Beyond et autres Promises Written in Water. C’est là peut-être, du reste, le mérite essentiel de Sofia Coppola, que de tenter d’arracher son (anti-)héros à cette spirale, en figeant l’instant d’une possible épiphanie. Non sans laisser à Monte Hellman le soin de donner sa coda à cette Mostra, en arrêtant le ballet des 24 images seconde sur une bouche de femme affichée plein écran, conclusion idoine projetant le spectateur en plein rêve de cinéma…

Texte Jean-François Pluijgers, à Venise

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