LE CINÉASTE AUSTRALIENROLF DE HEER A FAIT DE CHARLIE’S COUNTRY UN ACTE D’AMITIÉ AUTANT QUE DE (FASCINANTE) CRÉATION. UNE MÉMORABLE AVENTURE.

« Quand j’ai enfin eu des nouvelles de David, il était au bout du rouleau, ne pesait plus qu’une quarantaine de kilos, et il était en prison. » Rolf De Heer savait que David Gulpilil « avait abusé de l’alcool, qu’il allait mal, qu’il avait décliné, qu’il ne voulait plus voir personne. » Mais l’homme qu’il courut visiter dans sa geôle n’était plus que l’ombre de celui qu’il avait connu… Le réalisateur australien d’origine hollandaise, révélé en 1991 par Dingo (avec Miles Davis), avait offert au plus connu des acteurs aborigènes un rôle mémorable dans le formidable The Tracker, voici déjà treize ans, et la voix off du narrateur dans Twelve Canoes en 2006. Il avait été très surpris à l’époque en voyant débarquer Gulpilil pour la préparation de The Tracker, un homme qui comprenait à peine l’anglais, et auquel il ne voyait « soudainement pas ce qu’il pourrait bien dire…« . « Tout en lui était différent, déroutant, nos codes occidentaux de communication verbale et même de langage corporel étaient tout simplement inopérants« , se souvient De Heer, auquel le comédien, brisant le silence, fit l’invitation de venir avec lui, dès le lendemain, « rencontrer les gens, voir les terres traditionnelles. Il m’a dit d’apporter une de ces tentes tout terrain à déploiement automatique, et plein de produit contre les moustiques… »

Des années plus tard, au parloir de la prison, Rolf y repensa en faisant face à un David prostré. Il lui demanda ce qu’il aimerait faire une fois libéré. La réponse fut courte: « Je veux que nous fassions un autre film ensemble. » Le cinéaste n’imagina pas une seconde dire non. Il pensa juste qu’un projet, n’importe lequel, pourrait sauver la vie de son ami. Que ce projet ait abouti à une oeuvre admirable ne fut qu’un bonus…

« Dès le moment où nous avons envisagé de faire le film, David a insisté sur le fait que cela devait être réel, être vrai. » Le mot « authentique » s’est très vite imposé comme guide pour De Heer et son co-auteur/interprète qui avait fui sa propre communauté, voici une dizaine d’années, suite à une « transgression » dont le cinéaste ignore la nature mais qui avait fait craindre à Gulpilil pour sa vie… et avait précipité sa déchéance, une fois exilé à Darwin.

Un temps différent

« Je n’aurais pas pu faire Charlie’s Country(lire la critique du film en page 38) il y a quinze ans, explique Rolf De Heer, je n’aurais pas su comment m’y prendre pour que les éléments relatifs à la culture aborigène soient justes et justifiés. L’expérience accumulée durant cette dernière quinzaine d’années en fréquentant la communauté de Ramingining(1) a été cruciale pour moi. Vous ne pouvez pas débarquer en pareil lieu, dans une communauté indigène, en vous comportant comme un blanc sans penser que cela va provoquer des réactions. Tout est extraordinairement différent, à commencer par les rythmes de vie. Il vous faut apprendre la patience, une très grande patience… Ramingining a beau être en Australie, j’y ai eu le sentiment d’arriver dans le plus étranger de tous les pays où je suis jamais allé! »

Charlie’s Country exprime entre autres cette « énorme différence dans l’appréciation du temps. » « Quand je retourne là-bas, la seule chose raisonnable pour moi est de trouver un endroit où m’asseoir et d’attendre. Trois heures peut-être, facilement. Jusqu’à ce que quelqu’un vienne vers moi et commence à me parler, que d’autres le rejoignent… Je me souviens d’un jour où David m’avait convié à une partie de pêche, en me fixant rendez-vous le lendemain à cinq heures. Je l’ai rejoint dans le village, il s’est assis sur le sol, sous un abri, face à la rue, m’invitant à faire de même. Nous sommes restés ainsi des heures. Les gens allaient et venaient, des enfants jouaient. Comme je n’aime pas être assis par terre, au bout d’un moment ce fut trop inconfortable et je me suis levé pour aller m’asseoir à quelques pas, sur une caisse. Les gens se sont interrompus, même les enfants s’étaient arrêtés de jouer, et tous me regardaient. J’avais quitté ma place dans l’harmonie globale, j’avais menacé l’équilibre… Je suis vite retourné m’asseoir sur le sol près de David et la vie a repris son cours normal, chacun retournant à ses occupations… Il a fallu encore un moment pour que David se lève et m’emmène au véhicule qu’on allait utiliser pour aller au lieu de pêche. Et s’aperçoive qu’il n’y avait pas d’essence, et qu’un pneu était plat. Sans en faire une histoire, car dans sa culture, seuls le présent et le passé ont quelque importance. Le futur n’en a pas. Vous et moi, on tiendrait notre voiture prête, pour le cas où nous irions pêcher. Là-bas, on pense à aller pêcher, et seulement après au fait que la voiture ne peut pas rouler dans l’état où elle est… Il a fallu onze heures au total pour que nous puissions envisager d’aller vraiment pêcher! »

L’humour aborigène est bien présent dans Charlie’s Country, où une scène montre le héros joué par Gulpilil et un ami être questionnés par un policier sur le fait de savoir si les fusils qu’ils transportent font l’objet d’un permis. Leur réponse fuse: « Un permis? Pour quoi faire? On ne compte pas se servir de ces fusils pour conduire, mais juste pour tirer… » Une touche parmi tant d’autres, exprimant la complicité de Rolf et David, amis par-delà les différences, et auxquels la longue ovation reçue l’an dernier au Festival de Cannes offrit quelques minutes pour ressentir la longueur du chemin parcouru ensemble.

(1) SITUÉE DANS LE TERRITOIRE DU NORD, À 560 KM DE DARWIN.

RENCONTRE Louis Danvers

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