DEPUIS 30 ANS ET 10 FOIS PLUS D’ALBUMS, LE BRUXELLOIS CRAMMED DISCS CREUSE LES SILLONS D’UN MONDE LIBRE, TRANSVERSAL ET PARFUMÉ, DE ZAP MAMA À BEBEL GILBERTO. COMPTE-RENDU RÉTRO-FUTURISTE AVEC MARC HOLLANDER, CRAMMÉ EN CHEF.

Débuts

Marc Hollander: « Le premier disque portant le label Crammed Discs sort en 1980: une autoproduction de mon groupe, Askak Maboul. Crammed c’est « de Marc », à l’envers (sourire). Le label ne démarre réellement que l’année suivante, avec 2 groupes dub-expérimentaux anglais. Avec Askak, on fait de la fausse musique roumaine, de l’imitation de chants pygmées, du Steve Reich électro, du free jazz, du minimalisme, du rock, avec une maladresse non dénuée de charme. Quelque part, on pose le futur programme musical du label… L’idée est de faire exister des musiques en dehors du public de masse, de prendre en main son destin, de ne pas être un artiste infantilisé. Notre premier slogan est « Fun et cosmopolitisme » et depuis les débuts, on est une petite équipe où le rôle d’Hanna Gorjaczkowska, notamment à la distribution, est essentiel… »

Fusible

« Les Tueurs de la Lune de Miel arrivent dans la foulée, en 1982, avec les plateaux télés, l’industrie du disque, les concerts, cela nous oblige à nous professionnaliser. Je suis à la fois manager du groupe, musicien, directeur du label (et fiancé de la chanteuse, ndlr). Puis on a le coup post-new wave de Minimal Compact, l’élément moyen-oriental de musiciens venant d’Amsterdam et d’Israël qui habitent Bruxelles. Bien plus tard, Samy Birnbach, le chanteur du groupe, va réussir une autre carrière, toujours chez Crammed, en sortant des disques électroniques dans la série Freezone. L’autre implantation bruxelloise, c’est celle des Américains de Tuxedomoon, qui signent avec nous en 1985. Dans ces moments-là, je traite en première ligne avec les artistes, il y a pas mal d’affectif: quand cela ne marche pas comme prévu, je sers de fusible, un peu comme les premiers ministres dans les régimes présidentiels. »

Métissage

« Le terme est un peu suspect. L’anthropologue français Jean-Loup Amselle trouve qu’il y a là une connotation raciale: le mot suppose une combinaison d’éléments purs, or, il n’y a pas d’élément musical pur, tout a déjà été mélangé, que ce soit en Europe ou en Afrique! Mes parents venaient de Pologne et d’Allemagne après la guerre et je crois plutôt au transculturel qu’au multiculturel, parce que sinon, on parle de juxtaposition de cultures vivant individuellement l’une à côté de l’autre. Je crois qu’on est tous le produit d’un mélange. Comme moi, quand tu as grandi à Bruxelles dans les années 60 (Hollander est né en 1950, ndlr), tu vois bien qu’il n’y a pas une culture musicale dominante, donc tu fais ton miel de tout ce qui arrive, tu prends le maximum de disques autorisés à la médiathèque du Passage 44: du free jazz, du contemporain. Il n’y avait pas de rock à l’époque (sourire). »

Zapping

« Zap Mama qui part après 2 albums, Bel Canto ou Dominic Sonic qui vont voir ailleurs, c’est un peu la loi du genre, même si c’est décevant. Le label est trop petit pour accepter une relation désagréable. Disons qu’on a été quittés 3 ou 4 fois en 30 ans, ce qui n’est pas si mal (sourire). La Brésilienne Bebel Gilberto, notre plus grosse vente -un million d’exemplaires de Tanto Tempo sorti en 2000- est partie pour Verve (un label d’Universal) mais n’a plus vendu autant de disques. Crammed a toujours pratiqué plusieurs genres à la fois, comme un homme de la Renaissance (sourire): au mitan des années 80, Crammed était un peu « new wave » avec Minimal Compact et Colin Newman (ex-Wire, ndlr) mais on faisait aussi le premier Congotronics en éprouvette avec Zazou-Bikaye (1). Vincent Kenis (futur producteur de Konono, Staff Benda Bilili et Kasaï All Stars) et moi étions déjà impliqués dans le mix… »

Schizophrénie

« Il y a une espèce de schizophrénie chez Crammed, la décennie 90 a été de ce genre. C’était les mêmes gens qui travaillaient à la fois sur Freezone et sur les Zap et le Taraf. Crammed a toujours été anti-branding: on fait le contraire de ce qui est enseigné dans les écoles de marketing. Par tempérament, pas par stratégie. Une des clés de la longévité du label est cette curiosité perpétuelle: je ne me tresse pas des couronnes, mais être actif dans plusieurs domaines s’est révélé « payant ». »

Dance-Floor

« SSR est l’un des sous-labels de Crammed: entre la fin des années 80 et la fin des années 90, on a fait une soixantaine d’albums électroniques, dont les compilations Freezone ou l’album de Carl Craig. On avait des directeurs artistiques à Londres et Paris. Plus tard, on a organisé la rencontre entre Tuxedomoon et les Roumains du Taraf de Haïdouks, on a proposé les albums Electric Gypsyland , où, par exemple, Bushemi se trouve face aux Macédoniens de Kocani Orkestar. J’aime les mélanges quand ils sont réussis (sourire). Trop souvent, ce n’est qu’une tarte à la crème… Ce qui m’intéresse, c’est le mystère. Comme dans l’un de nos premiers disques électro-world, celui de l’Iranienne Sussan Deyhim. Ou la tournée de l’été 2011, Congotronics vs Rockers, qui a fait tourner 20 musiciens congolais et occidentaux pour 17 dates dans 10 pays: c’est excitant parce qu’ensemble, ils ont créé un troisième, voire un quatrième monde. C’est une façon emblématique de marquer les 30 ans. On n’en restera pas là… »

Futur antérieur

« Parmi les nouvelles sorties, il y a Megafaun, qui signe un retour au rock chez Crammed (voir critique page 35): ils ont la trentaine, sont de la génération Internet, mais collectionnent les vinyles et aiment Grateful Dead (sourire). Phil est un encyclopédiste du blues, le batteur est fan de free jazz, Brad le guitariste a un tatouage du Band, est fou d’Albert Taylor mais aussi de musique concrète des années 50. Voilà des mecs en chemises à carreaux qui me parlent de Stockhausen et de Luc Ferrari (2) et qui sont partis habiter en Caroline du Nord parce qu’il s’y trouve une forme de picking, le Piedmont Blues. Des musiciens ouverts, une certaine idée de Crammed… » l

(1) HECTOR ZAZOU (1948-2008), PRODUCTEUR FRANÇAIS, TRAVAILLE AVEC LE CHANTEUR CONGOLAIS BONY BIKAYE, ET PRODUIT PLUSIEURS ALBUMS CHEZ CRAMMED DONT L’ÉVÉNEMENTIEL SAHARA BLUE EN 1992 AVEC DAVID SYLVIAN, KHALED ET… GÉRARD DEPARDIEU.

(2) ALBERT TAYLOR (1879-1961), INGÉNIEUR DU SON AMÉRICAIN, BIDOUILLE LES PREMIERS RADARS. STOCKHAUSEN (1928-2007), COMPOSITEUR ALLEMAND, MARQUE LA MUSIQUE ÉLECTROACOUSTIQUE. LUC FERRARI (1929-2005), COMPOSITEUR FRANÇAIS, SE FAIT REMARQUER PAR SES TRAVAUX SUR LES « CONCEPTS ».

RENCONTRE PHILIPPE CORNET

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