La terre de Gipi

L’auteur italien, rare, parvient à faire de chacun de ses livres un événement. Rebelote avec La Terre des Fils, superbe récit post-apocalyptique et d’une rare âpreté en 300 pages et noir et blanc. Un énorme hymne à l’amour.

Gian Alfonso Pacinotti, dit Gipi, n’était plus réapparu depuis trois ans et son formidable Vois comme ton ombre s’allonge, notre album de l’année 2014, récit complexe, très dense et tout en aquarelle, plongeant le lecteur dans les affres d’un cerveau schizophrène. Un tour de force de plus dans une carrière entamée en 2003 avec Notes pour une histoire de guerre, élu d’emblée meilleur album au festival d’Angoulême. Le revoilà enfin, avec ce qui peut apparaître comme l’exact contraire de ses albums précédents: La Terre des fils est un récit sans couleur, sans voix off et à la narration extrêmement dilatée, sur près de 300 planches, portant une histoire simple mais terrible, rappelant le roman de Cormac McCarthy La Route ou le film de Benh Zeitlin Les Bêtes du Sud sauvage: dans un monde cauchemardesque et dévasté, un père s’oblige à la dureté pour assurer la survie de ses enfants. Un formidable hymne à l’amour, porteur d’un climax qui vous tirera des larmes, mais aussi une incroyable remise en question de son auteur, qui a abandonné « ses habitudes et ses tricheries » pour mieux se réinventer. Un album qui fait date et qui permet aujourd’hui à Gipi, malgré la dureté du propos et du sort de ses personnages, de nous affirmer, entre autres: « Je me sens mieux. »

Que de différences entre La Terre des fils et vos albums précédents! On dirait que vous avez renoncé à tout ce qui faisait votre style.

C’est vrai, cet album est très différent. J’avais besoin de changer mes manières. J’avais envie de dessins en noir, quelque chose de plus primitif, avec des personnages capables d’exister sans ma voix. Pour une fois, je voulais moins de psychologie, avec une histoire très légère, mais aussi très construite et, cette fois, pas du tout improvisée.

Une histoire très légère? C’est au contraire une des plus dures que vous ayez écrites!

Quand je travaille, je cherche toujours un mot, un seul, pour dire l’histoire, pour résumer le plus précisément possible ce que je veux raconter. Ici, j’avais dès le départ le monde, le père, ses deux fils, toute l’ambiance. Et cette envie de faire un père très dur, qui s’empêche de dire à ses enfants qu’il les aime. J’avais tout ça, mais je n’avais pas le mot. J’ai fait tout autre chose pendant un an (Gipi, longtemps joueur et game designer, a réalisé en 2015 un jeu de cartes devenu immédiatement très populaire en Italie, Bruti, NDLR), mais j’y pensais sans cesse. Puis j’ai trouvé le mot: l’amour. J’ai alors écrit un vrai scénario, comme je ne l’avais jamais fait avant.

C’est entre autres une des grandes réussites de votre roman graphique: c’est une énorme ode à l’amour… qui n’est jamais représenté. Sauf une fois.

Il n’y a effectivement qu’une seule case où cet amour s’exprime, et toute l’histoire a pour seul but de vous amener à cette case. Je l’ai dessinée tant et tant de fois! J’ai rarement eu aussi peur, même s’il y a toujours beaucoup de peur en moi quand je travaille. Ici, c’était pire: j’ai abandonné mes trucs, ma triche, même les ellipses. Mais au final, je me sens mieux. Ce livre m’a donné confiance.

C’est aussi le livre, indépendamment de la voix off, où vous semblez le plus absent, là où vos autres récits étaient teintés d’autobiographie.

Avant, je parlais de moi, j’ai toujours demandé aux lecteurs qu’ils m’aiment. Mais je suis devenu plus fort, dans ma vie privée également, je n’ai plus besoin de demander aux lecteurs de m’aimer: je leur demande éventuellement d’aimer les personnages, ce père, ces fils, la sorcière, mais plus moi. Maintenant, je travaille sur une histoire de science-fiction, sur une autre planète, c’est vous dire! Par contre je l’aime tellement cette histoire que je n’ai pas encore trouvé la manière. Je cherche.

Le centre belge de la bande dessinée consacre actuellement une rétrospective à Gipi: Gipi ou la Force de l’émotion, CBBD, 20 Rue des Sables, à 1000 Bruxelles. Jusqu’au 03/09. www.cbbd.be

Entretien Olivier Van Vaerenbergh

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content