LES JT ONT DU SOUCI À SE FAIRE. EN MISANT SUR L’INTELLIGENCE, L’IMPERTINENCE ET L’HUMOUR, L’ÉMISSION 28 MINUTES SUR ARTE ENVOIE DU BOIS. AUX COMMANDES DE CE REGARD ORIGINAL ET DÉCALÉ SUR L’ACTU, ELISABETH QUIN, FEMME D’ESPRIT ET DE GOÛT À L’ESPIÈGLERIE RAVAGEUSE. INTERVIEW SANS PROMPTEUR!

„ Je n’ai pas choisi la déco« , lâche-t-elle, sourire en coin. Canapé en cuir blanc sur mur noir, fauteuil cocon au design rétro-futuriste… C’est sûr, on est loin du style flamboyant et coloré qu’elle affiche tous les soirs à l’antenne. « C’était la loge de Denisot puis celle de de Caunes« , précise Elisabeth Quin en se calant sans chichis dans son siège. Un héritage du passé. Jusqu’il y a peu, Le Grand Journal de Canal+ était enregistré dans ces vastes studios du XVe arrondissement de Paris. Qu’elle occupe désormais les lieux est très symbolique. Car à sa manière plus féminine et plus intello, et sur une autre chaîne, Elisabeth Quin symbolise ce mélange d’intelligence et d’effronterie qu’ont incarné un temps ses deux confrères. A la tête depuis 2012 de l’émission 28 Minutes sur Arte, à l’heure redoutable des grand-messes de l’info, la journaliste de 52 ans -qui ne les fait vraiment pas- a imposé une formule originale qui attire certains soirs plus de 600 000 téléspectateurs. Son credo: traiter de sujets sérieux sans se prendre trop au sérieux, entourée de chroniqueurs pugnaces. Un succès croissant qui tient à un savant dosage de portraits, de débats de fond, de séquences mordantes et de… pop culture. Malicieuse, piquante, directe, Elisabeth Quin dirige la manoeuvre avec une liberté de ton et une insoumission mâtinée de coquetterie rarement vues à la télé, encore moins dans ce registre. Une forme de consécration pour cette touche-à-tout -elle a tâté de la radio, du roman, de la biographie, de la critique cinéma (chez Ardisson notamment), de la mode aussi- qui pratique la lucidité spirituelle à haute dose. Sa figure tutélaire, Colette, serait fière d’elle…

Le nombre de téléspectateurs de 28 Minutes a doublé en quatre ans. Comme expliquez-vous ce succès?

Je l’explique par plusieurs facteurs. D’abord une émission met deux ou trois ans pour s’installer. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les gourous de la télé. Nous sommes à l’orée de la quatrième année et le public atteste de l’existence en nous suivant de plus en plus nombreux. Ensuite la configuration en plateau, avec notamment les chroniqueurs Jean-Mathieu Pernin et Xavier Mauduit qui apportent un truc à la fin, en décalage avec les propos sérieux et analytiques qui précèdent. On a tout d’un coup une bulle d’air irisée, scintillante, drôle… Les déboires de Canal+ nous ont aussi aidés. Avec des gens qui se sont reportés sur nous par amertume, désillusion, et qui ont découvert une formule qui était pas mal et leur plaisait. Et enfin il y a l’actualité. Avec notamment le 13 novembre. Il se fait qu’on est bons dans les moments aigus parce qu’on a le temps et la capacité de mobiliser des experts extrêmement compétents. Les gens sont venus chercher des choses qu’ils trouvaient chez nous et pas ailleurs.

Le pari était d’autant plus risqué que l’émission est diffusée en face des grands JT. Votre réussite confirme-t-elle le déclin des grand-messes de l’info?

J’en suis sûre. Moins dans les chiffres que dans l’intérêt réel. Le JT on le regarde sans le regarder. C’est comme un bruit de fond, comme un papier peint dans un roman d’Annie Ernaux: c’est là mais on ne vient plus rien y chercher d’essentiel. D’autant que c’est quand même beaucoup de connerie en barre. Les sujets s’enchaînent sans aucune hiérarchie. Mais ça manquerait si on n’avait pas le JT à consommer. C’est une sorte de feu de cheminée reconstitué.

Certains collent à l’émission une étiquette de bobo parisien. Justifié selon vous?

On fait tout pour éviter ce piège. On essaie de donner la parole au plus grand nombre de sensibilités et de ne pas nous enfermer nous-mêmes dans une posture jacobine. On est à Paris, dans un Etat hyper centralisé, alors qu’on est une chaîne européenne, il n’est donc pas question que l’on devienne le boulevard Raspail. Même si on peut avoir, de par le mode de vie qu’on a, des tendances gentiment bobo. Mais on contrebalance avec des éditorialistes libéraux ou vraiment à droite comme Guillaume Roquette ou Arnaud Leparmentier.

Parier sur l’intelligence comme vous le faites, c’est presque un acte de résistance à une époque qui nivelle tout vers le bas, notamment par le biais de la florissante trash TV…

Complètement. En même temps je ne veux pas cracher aveuglément sur la trash TV, ce qui revient à cracher aussi sur ceux qui la consomment. Or, on peut être surpris, mais des gens qui regardent D8 nous regardent également. Ils naviguent entre une envie de se vider la tête en regardant Hanouna, qui est par ailleurs un bon professionnel, quoi qu’on pense de lui, et un besoin de comprendre le monde en venant chez nous. J’ai découvert, l’âge aidant sans doute, que c’est un peu facile de donner des leçons en permanence. Il vaut mieux faire des choses, creuser le sillon, avancer avec ardeur, tenue, enthousiasme, amour, et laisser dire. On peut avoir des convictions très fortes sur l’époque, critiquer sa décadence généralisée, regretter que des choses se perdent, mais juger les autres, les mépriser, c’est trop simple.

Quelle a été l’émission la plus pénible à faire?

Le 7 janvier 2015, au début des attentats de janvier. Charb avait été tué et nous étions particulièrement attachés à lui puisqu’il venait sur le plateau tous les 15 jours. C’était un camarade. Je l’aimais beaucoup comme tout le monde dans l’équipe. On a fait l’émission dans un état second en restant le plus digne possible. Toute cette semaine-là a été très éprouvante. Le fantôme de Charb était là, Coco est venue alors qu’elle avait vécu un dilemme moral inhumain: ouvrir ou pas aux terroristes.

Rebelote en novembre…

On a revécu le scénario mais avec une différence horrible qui est qu’on l’avait déjà vécu. Ce n’était donc plus l’irruption de l’incroyable, de l’invraisemblable dans l’ordinaire. C’était la deuxième fois. On avait été dépucelé de l’horreur, y compris professionnellement en sachant qui on voulait avoir autour de la table pour expliquer les enjeux, etc. Novembre c’était beaucoup plus triste, plus accablant -ça recommençait-, alors que janvier c’était le choc émotionnel.

Votre look gentiment extravagant ne passe pas inaperçu. Une manière de peaufiner votre signature visuelle?

C’est amusant. A mesure qu’il y a de l’excès voire de l’extravagance, ou une forme d’attentat rétinien certains jours à l’antenne (rires), dans le reste de ma vie, je suis de plus en plus sobre, minimaliste et passe-partout. C’est un costume et je le revendique complètement. Porter du rose fuchsia, du jaune électrique avec des formes improbables et des motifs tape-à-l’oeil comme sur les vêtements de Tsumori Chisato, une créatrice que j’adore, ça participe d’une affirmation d’un de mes « moi » mais qui n’est pas celui de la vie quotidienne. Et ça participe aussi de l’envie de dire qu’à la télévision il ne faut pas se fier aux apparences. On peut parler du FMI ou de Daesh avec une robe bardée de flammes sans obérer l’esprit de sérieux. Par ailleurs mon fantasme, c’est l’uniforme. J’aimerais faire l’émission comme si j’étais une danseuse d’Anne Teresa de Keersmaeker ou Ardisson en fille. C’est-à-dire tous les jours avec le même truc. Et on est débarrassé de cet emmerdement de savoir ce qu’on va porter. Mais on m’a dit que ce n’était pas possible. Du coup je mets des couleurs qui pètent!

Casser les stéréotypes, c’est une attitude très pop…

Il faut les combattre. Une femme à 20 h 05, ce n’était pas gagné. Arte cherchait d’ailleurs un homme pour l’émission au départ. Et puis quelqu’un a lâché: « Et si on prenait une femme? » Pour casser ce stéréotype qui veut que à programme sérieux il faut des hommes ou des femmes virilisées comme Christine Ockrent ou, à l’inverse, des blondes diaphanes comme Claire Chazal, des modèles de vestales. Si je m’habille en rose, ça veut dire que j’ai un pois chiche dans la tête et que je ne peux pas faire parler Gilles Kepel? Eh bien non. Repoussons les limites et jouons avec le téléspectateur qui est plus subtil et plus malin qu’on ne veut bien le croire.

Vous êtes plutôt Sagan ou Colette?

Sagan, je l’ai à peine connue. Je suis plutôt Colette. C’est plus vieux mais elle m’intéresse plus. Sagan se foutait complètement de son environnement naturel, des bêtes, des arbres et des oiseaux, à part peut-être de son fox-terrier et de ses différents chiens cocaïnomanes. A l’inverse, Colette avait un rapport au global, une sorte d’éco-féminisme avant l’heure fantastique. J’adore Colette depuis que j’ai 13 ans et je la vénérerai jusqu’à la fin de mes jours. Tout est amour chez elle, les hommes, les femmes, les chats, les chiens, l’art, le spectacle…

Quel est le ressort intime de votre côté touche-à-tout?

Je ne sais pas trop. C’est peut-être lié à une enfance un peu triste. A cause d’une configuration familiale particulière. Mes parents m’aimaient beaucoup, je ne suis pas Cosette, mais l’environnement était pesant, renfermé sur lui-même. Il a fallu compenser, retrouver à un moment des motifs de gaieté. Soit je crevais asphyxiée, soit je décidais de vivre en essayant de trouver des motifs comme on parle des motifs dans le tapis, des motifs d’émerveillement, d’évasion, de passion, de joie. C’est venu comme ça.

Avec la lecture comme première source d’émoi?

Oui, complètement. La lecture m’a accompagnée dès que j’ai su lire. D’abord la Bibliothèque Rose et Verte, puis ce qu’on trouve dans les bibliothèques adultes, ce qui traîne ou ne devrait pas traîner. Je finirai à l’horizontale: en lisant. La littérature est pour moi la chose la plus importante en dehors des humains et de la nature. Une fibre verte qui est un héritage de mes deux grands-mères, l’une qui vivait dans le Jura et qui chassait, pêchait, etc., et l’autre qui était écossaise et était profondément écolo. Quand un moustique se faisait bouffer par un oiseau, elle était au lit pendant huit jours. Elle passait son temps à nourrir les hérissons, cultiver son jardin. Ce rapport étroit et affectif à la nature m’a beaucoup marquée.

Si la littérature est si essentielle, pourquoi ne pas lui avoir voué votre vie?

Parce qu’il faut être sacrément inconscient ou sacrément talentueux pour espérer en vivre. Je suis beaucoup trop lucide sur mes limites.

Pourtant votre premier roman a été bien accueilli…

Quand bien même… Se vouer à la littérature c’est soit l’enseigner -mais je devais avoir une trop grande dose de « touche-à-tout-isme » ou de frivolité en moi pour ça-; soit devenir une sorte de Colombe Schneck et tous ces gens qui publient année après année et ne seront jamais des génies ni de grands écrivains. La littérature est une affaire trop sérieuse pour la laisser à de mauvais romanciers dont je serais! J’ai été contente d’écrire mon premier livre et j’ai pris beaucoup de plaisir à écrire la biographie de Gérald Nanty (l’une des figures emblématiques de la nuit parisienne dans les années 70 et début 80, NDLR), mais je savais déjà bien avant ça que je n’irais pas plus loin. Comme la vieillesse me guette, je relis les classiques désormais: Tolstoï, Tchekhov, La Reine Margot, La Chartreuse de Parme… Vous voulez rire? Je vénère Colette et Jim Harrison! Calmons-nous!

Vous allez à contre-courant d’une époque qui consume et puis qui jette…

Oui. Et qui a tendance à tout mélanger, à tout dé-hiérarchiser. Il y a des tas de choses intéressantes qui affleurent mais les fondamentaux ne le sont pas pour des prunes. Donc c’est pas mal de les garder à l’esprit pour baliser un peu et avoir des références. Pas au sens cuistre du terme mais pour se référer à quelque chose de profond.

Qu’est-ce qui vous donne envie de rester au lit le matin?

Ma mélancolie, que je combats. Mon « aquoibonisme » total.

Paradoxal pour quelqu’un qui dévore la vie, non?

Je dévore tout et en même temps je suis dévorée par le « à quoi bon » si je me laisse aller certains jours.

D’où un certain penchant à l’autodénigrement?

Je sais, ma productrice m’a dit que je devais arrêter. En même temps, j’ai 52 ans, j’en ai vu d’autres. Voilà ce qu’on se disait avec une amie un peu plus jeune qui fait aussi de la télé: primo la vie est ailleurs. Et deuxio on a dépassé la date de péremption. Donc maintenant tout est bon. Une femme de mon âge n’est pas censée faire de la télévision dans ce monde assez machiste et conformiste. Ce n’est que du bonus maintenant.

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RENCONTRE Laurent Raphaël, À Paris

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