LA MÉLANCOLIQUE KEREN ANN RÉVEILLE LES DOSES DE MÉMOIRES QUI DONNENT AUX VIES COMME AUX CHANSONS UN SUPPLÉMENT D’ÂME.

C’était en tout début de millénaire. Keren Ann avait co-écrit avec Benjamin Biolay une grande partie de Chambre avec vue, album vendu à plus d’un million d’exemplaires offrant au vétéran Henri Salvador une inattendue dernière ligne printanière. En entretien parisien, la jeune femme -née en Israël en mars 1974- ne quittait guère son écorce de protection, peut-être par timidité naturelle. Ou parce que ses musiques portaient suffisamment une biographie voyageuse que la conversation risquait de gaspiller. Quinze ans et six albums plus tard, la voilà quadra mère de famille épanouie, et bavarde dans une brasserie schaerbeekoise.

Ce disque tranche avec l’époque anxiogène qui, par ses aspects d’obsession numérique et consumériste, semble un peu conne, non?

J’ai vu passer sur Internet cette formule disant « la prochaine mode est le talent » (sourire). Il n’y a pas longtemps, j’ai pris le train pour aller voir Randy Newman à Anvers: l’époque géniale permet donc cela. Le problème, c’est la couche de décideurs qui fait la pluie et le beau temps, la police du goût a changé et, de nos jours, elle a plutôt mauvais goût…

Vous citez Randy Newman mais aussi Leonard Cohen, Springsteen, Joni Mitchell, Dylan, comme fabricants d’une tradition classique de la pop. Pourquoi sont-ils à ce point incunables?

De la tradition d’écriture de chansons venues d’Irlande ou de Louisiane, du mix de blues et de folk, ils ont créé ce storytelling qui a ouvert tout un monde, aussi parce qu’il tisse toujours une forme d’empathie envers le narrateur. C’est comme ça que j’ai connu une certaine Amérique du Nord, via des mentors créant, le temps d’une chanson, du juste et du poétique. La formule? Il faut une mélodie qui colle très fort avec les mots et une progression harmonique confortable dans laquelle on puisse se réaliser avec la voix qu’on a: je n’ai pas du tout une voix compétitive et je n’ai jamais essayé de ressembler à une performeuse vocale. Aimer Billie Holiday et Chet Baker ou les voix sportives, c’est toute la différence entre une tomate de goût et une tomate moderne new-yorkaise qui n’en a aucun.

Votre père, mort en 2010, était d’origine juive russe, votre mère est néerlandaise convertie au judaïsme, vous avez habité New York plusieurs années, sans doute la plus grande ville juive du monde: tout cela est-il le puzzle obligatoire d’une identité?

Des Juifs, je n’ai pas du tout le coté ironique et je déteste l’humour en chanson -sauf peut-être chez Randy Newman (sourire)- mais ma judéité s’exprime via la mélancolie qui est aussi un choix d’accords mineurs: on la retrouve dans la musique yiddish mais aussi dans le cajun ou le blues louisianais. Je suis née dans un pays qui rassemble toutes les influences, y compris celles d’Afrique du Nord qui n’a pas le côté pessimiste souvent lié au judaïsme. Mais la mélancolie, elle se retrouve là où on ne l’attend pas: par exemple chez Prince et un titre tel que Raspberry Beret, mélange de joie et de tristesse. J’ai toujours adoré cela. Ce qui me berce par exemple, dans le Highway Patrolman de Springsteen (sorti en 1982 sur Nebraska, NDLR), c’est que c’est un chef-d’oeuvre sur l’amour, qui exprime qu’on peut être hors la loi pour sauver sa famille.

Votre père, Dan Zeidel, était évoqué dans l’avant-dernier disque, il l’est aussi ici avec le titre Where Did You Go? qui est à la fois une description de ses dernières heures et une déclaration d’amour…

C’est un dialogue avec l’homme absent. L’album précédent, 101, racontait les derniers moments avant sa mort en 2010 en Israël d’où il voulait partir, le whisky, Sinatra sur la sono. Depuis, ma mère a déménagé à Amsterdam, et j’ai une fille qui ressemble à mon père et me fait penser à lui. Il y a aussi de la lumière née de tout cela et la question: où est-ce qu’il est? Mon père est né en Israël de parents immigrés avant la création de l’État et a grandi dans l’idée d’accomplissement du sionisme. Depuis quelques années, je ne reconnais plus ces valeurs dans les derniers gouvernements israéliens qui droitisent la société. Il faut vite un État palestinien, cela facilitera la sécurité d’Israël…

Une autre chanson, Bring Back, raconte une mère dont les quatre fils partent à la guerre. Avec des affirmations claires de féminité et d’égalité des sexes…

On ressent que je viens d’un pays complexe et là, Bring Back dit que c’est très difficile, qu’on ne peut pas être pacifiste parce qu’on n’est plus dans les années 60. Je pense que l’égalité des droits entre l’homme et la femme est la solution à tout, qu’il faut arrêter l’oppression des femmes par les hommes qui jouent à la guerre comme aux jeux vidéo. Pour la femme, avoir une éducation ou conduire une voiture est la base qui enlèvera ce pouvoir ridicule lié à l’oppression par la religion, qui n’est qu’une excuse.

Vous avez changé, vous semblez plus décontractée tout en gardant encore un peu de cette image légèrement distante, même si vous ne l’êtes pas!

Lorsque je me balade en rue avec des amis parfois connus, on ne me tape pas sur l’épaule (sourire), les gens pensent que je garde un mur… Mais on peut apprendre énormément de choses sur moi par mes chansons, même si je ne veux pas mélanger ma vie personnelle au reste. Il y a dix ans, cette perception de moi m’agaçait, et puis on devient conscient de qui on est, la vie nous apprend à l’accepter. C’est peut-être lié au physique et au fait que le français n’est pas ma langue maternelle. Mon côté hollandais… Même si j’aime beaucoup l’Amérique parce que sa musique m’a tout appris, je ne peux que soutenir Bernie Sanders face au truc clownesque de Trump et de l’Amérique du milieu qui vit dans une bulle d’ignorance et de peur.

KEREN ANN, YOU’RE GONNA GET LOVE, DISTRIBUÉ PAR UNIVERSAL.

7

LE 10 DÉCEMBRE AU THÉÂTRE 140, BRUXELLES.

RENCONTRE Philippe Cornet

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