MARI D’EVA IONESCO, LE ROMANCIER SIMON LIBERATI LUI CONSACRE UN ÉLOGE BAROQUE ET HABITÉ. UN TEXTE MAGNIFIQUE SUR LE DÉSIR AMOUREUX ET L’INSPIRATION. OU COMMENT LES RENCONTRES EXCEPTIONNELLES VIENNENT BOULEVERSER DES VIES QUI SAVENT LES ATTENDRE.

« Eva souffre aujourd’hui, et moi aussi. Nos rapports sont assez orageux. J’ai parfois un peu peur d’avoir divulgué le secret intime de notre relation. D’avoir un peu galvaudé notre histoire, l’air de rien. Je n’aurais pas écrit ce livre, je ne sais pas ce qu’il en serait de nous, mais l’ayant écrit, je sais qu’il y a quelque chose en nous qui souffre aujourd’hui. Eva en a assez de me voir faire le bateleur sur sa vie sexuelle, personnelle, enfantine. Mais bon, tout cela n’aura qu’un temps, et on le sait tous les deux: ce n’est pas Lola Montez, je ne vais pas passer le reste de ma vie à rouler du tambour et à montrer Eva dans une cage. Je vous parle à chaud, là. » Fin août, pluie battante sur Paris. Dans un café avec vue (une Tour Eiffel à moitié évaporée dans la brume), Simon Liberati serait dans un exercice promo tout ce qu’il y a de très habituel si ce n’était ceci, d’ambigu, de singulier et de potentiellement douloureux, que cet exercice exige cette fois qu’il passe constamment d’Eva à Eva. Et pour cause: sa femme Eva (Ionesco) est désormais aussi l’héroïne de son roman presque éponyme (Eva), l’un des plus attendus de la rentrée.

Le livre, le sixième de son auteur depuis 2004 (Anthologie des apparitions, Nada Exist, L’Hyper Justine, Jayne Mansfield 1967 et 113 Etudes de littérature romantique) aura à vrai dire connu un lancement compliqué: en lieu et place de ses bonnes feuilles en prépublication comme cela se fait parfois, il aura suscité dans la presse cet été un feuilleton juridique à rebondissements. A la fin du mois d’août, on apprenait en effet que la photographe Irena Ionesco, mère d’Eva, avait saisi le juge des référés de Paris pour une procédure d’urgence, demandant la suppression de certains passages d’Eva avant sa sortie. Ses reproches? Apparaître comme un personnage, au rôle forcément au moins contestable, dans le portrait de sa fille…

« J’avais pris ma décision: j’aurais fait blanchir les passages incriminés. J’ai appris que c’est ce que Céline a fait à la sortie de Mort à crédit. Il était hors de question pour moi de couper ou réarranger mon roman. J’aurais fait d’Eva un livre caviardé comme on dit. Même s’il avait fallu pour cela que les phrases restent interrompues en leur milieu, je n’aurais pas fait plaisir à cette vieille sorcière. »

Irina Ionesco et Eva: l’un des couples artistiques les plus dérangeants des seventies, Irina, photographe radicale ayant pris sa fille Eva encore enfant comme modèle et créature érotisée, objet fétichisé de séries de clichés sulfureux. Du « baby porno », usant devant des miroirs d’une esthétique chargée, ultrathéâtralisée et morbide (bijoux, gants, crânes…). Au terme d’une longue procédure, Eva, aujourd’hui actrice et cinéaste (elle racontait son histoire dans My Little Princess avec Isabelle Huppert en 2011) a récupéré le droit d’exploitation des photos, entérinant une rupture que l’autorisation de la sortie d’Eva en librairie, et en version non expurgée, sera finalement venue décisivement appuyer. « On oppose toujours le droit à la vie privée et la liberté d’expression. Mais il existe cette notion très particulière de droit que je ne connaissais pas, qui est que le droit à la vie privée va à quelqu’un dans la mesure où cette personne a elle-même respecté sa propre vie privée et celle des autres. Or, avec Irena Ionesco, on était quand même face à quelqu’un qui avait fait des photos de sa petite fille à poil sur son lit… Le droit à la vie privée n’étant pas absolu, Irina Ionesco a été condamnée sur ce terrain-là, parce qu’elle avait outrepassé ce droit un nombre absolument considérable de fois. » La sortie d’Eva aura donc failli se résumer au plus vil des règlements de compte, à la plus vulgaire des censures: ironique pour un roman qui met en scène le pouvoir de rêverie et d’élévation entourant une rencontre absolument hors normes. Celle qui a présidé au rendez-vous féérique, arraché à l’insignifiance, de deux « âmes soeurs » -une conception tout à la fois platonicienne et catholique que Liberati revendique de sa plume flamboyante.

Apparition prémonitoire

Simon Liberati rencontre Eva Ionesco pour la première fois en 1979. Une apparition prémonitoire dont le sens ne s’écrira que bien plus tard. « A l’époque,Eva faisait partie d’une pléiade de gens de la nuit extrêmement attirants: des gens très rock, très durs, drogués à l’héroïne, mais aussi très beaux, avec un côté très « couture » et très parisien, vieille survivance d’Arletty. Ils avaient en commun des manières de parler, des manières d’être -ils avaient définitivement une matière. Vous connaissez cette habitude que Warhol avait de réunir des monstres: il y avait de ça, c’était une sorte de mini-Factory. J’étais un jeune homme qui sortait des écoles privées catholiques et qui venait de découvrir le rock: j’ai immédiatement éprouvé une vraie fascination pour ce groupe. » Enfance volée, adolescence cramée: à l’époque, Eva a déjà (absolument) tout vécu. Retirée à sa mère, confiée à la Ddass, elle est régulièrement placée dans des centres pour jeunes délinquants pour vols ou trafic de drogue. Quand elle parvient à s’enfuir, elle file droit au Palace, temple mythique de la nuit parisienne. « Je la croisais dans des escaliers, toujours entourée d’un tas de gens. Elle avait une chevelure blonde cendrée incroyable et des robes Dior magnifiques: elle avait déjà un goût très affirmé pour les vintage, les vêtements de couture anciens. Elle était boulimique à l’époque, elle avait des joues énormes, un nez pointu comme une marionnette, et cette petite voix criante, toujours prête à la bagarre. Elle était très difficile d’accès et extrêmement dure, et naturellement, les gens les plus durs sont ceux qui vous attirent le plus. A l’époque, elle me fascine. Puis je l’oublie pendant des années. J’ai des nouvelles d’elle par échos. » L’enfant terrible continue pourtant à émettre une lueur, une vibration dans la vie du futur romancier: après un début de carrière dans la peinture, le grammairien Liberati consacrera 25 ans plus tard son premier roman à une petite bande réminiscente de celle du Palace: ce sera Anthologie des apparitions (2004), dont l’héroïne, Marina, est soufflée de loin en loin par les caméos d’Eva, qui y serait démultipliée comme l’une des Filles du feu de Gérard de Nerval. Scénariste extravagante -« Une fois encore, je vérifiais que la littérature a des pudeurs que la vie méprise« , écrit Liberati dans Eva-, la vie les fera se recroiser en 2012 dans un dîner célébrant l’album des photomatons de Pierre et Gilles -on les présente l’un à l’autre en haut des marches. Le monde se réélargit. « Vous savez, quand on est addict à toutes sortes de choses, vient un moment où on a chaque fois besoin de la dose supérieure. Et à l’époque, j’étais à un moment de ma vie où j’avais besoin de doses importantes de romanesque pour arriver à me dire que je m’amusais un tant soit peu. Et c’est exactement le moment où je vois revenir dans ma vie, et de manière très romanesque, la petite fille qui avait été l’inspiratrice de mon premier livre. »

Leurs retrouvailles, et leur mariage dans la foulée, laissent place à une capacité d’accord intime, sensuel, esthétique: de leurs styles respectifs, Liberati écrit qu’il a l’intuition très tôt qu’ils peuvent « se compléter sans s’asservir« . « Quand j’ai 16-17 ans, il y a le rock et le punk d’une part, et le décadentisme d’autre part. Or, quelle est à l’époque l’égérie, la lolita du punk et du décadentisme? C’est Eva Ionesco, qui appartient au décadentisme par l’univers d’Irina, très 1900, très Art nouveau, les pulls noirs, le vampirisme, etc. et puis qui en même temps est amoureuse de Sid Vicious, et part le voir à New York. Rencontrer et aimer Eva correspondait à une logique interne: un goût qui s’était très instinctivement formé chez moi, entre mes 12 et mes 18 ans. »

Vieillir lentement

Personnage en quête d’auteur, Eva inspire peu à peu à Liberati un texte à multiples entrées, et donc notamment celle-ci: comment faire de la femme qu’on aime un personnage de roman quand elle en est déjà un? Comment s’emparer des contours de l’être avec qui l’on vit quand son existence jusque-là lui a appartenu si peu? « Quand j’ai commencé à écrire la vie d’Eva, je me suis rendu compte qu’elle ne me dévoilerait jamais tout son matériel ni ne me donnerait jamais l’autorisation de raconter toute sa vie, parce qu’elle a encore beaucoup de choses à dire elle-même -Eva écrit, elle filme, c’est une artiste. Je me suis donc dit que j’en ferais une vie à la manière de Suétone: c’est-à-dire dans un certain désordre. Raconter la jeunesse d’Eva, aller jusqu’à l’acmé, qui est la rupture d’avec sa mère, puis revenir sur certains aspects, avec répétitions ou insistances. »

Changer le jeu

Une vie azimutée et, pour la sublimer, le désordre et la subjectivité: cerclé de réalité mais aussi de pas mal de flou (celui des zones grises et des souvenirs), le portrait biographique est aussi un vrai roman. La vie d’Eva, une perpétuelle réinvention, apparaît multiple, plastique, extrême: elle laisse suffisamment de béance pour que la littérature s’engouffre. Celle de Simon Liberati en tout cas, que la fréquence singulière émise par l’être Eva vient profondément relancer: la définition d’une authentique muse? « J’ai eu une compagne qui était dans la mode: j’ai pu voir combien cette femme correspondait à l’idéal moral et physique des créateurs avec qui elle travaillait, et combien elle venait en même temps modifier fondamentalement leur rapport à leur travail, les remettre en cause. En l’occurrence, il se trouve que cette femme ne pouvait pas exercer ce rôle vis-à-vis de moi, mais j’avais vu ce pouvoir à l’oeuvre, je l’avais compris, et ça m’avait intéressé. Et ce pouvoir, il s’est trouvé qu’Eva me l’a fait éprouver de l’intérieur. Vous savez, elle n’est pratiquement pas intervenue dans l’écriture du livre, je ne le lui ai montré qu’à la fin. En revanche, elle a eu ce rôle pleinement dans sa préconception: elle est celle qui est venue bouleverser ma conception de la grâce. En ce sens, oui, on peut parler d’une muse: quelqu’un qui vient vous affoler, et bouleverser votre vie si complètement qu’elle vous force à changer le jeu. Il y a presque un côté religieux dans cette apparition: une femme qu’on admire, qui semble descendre du ciel et qui, parce qu’elle a cette verticalité, va venir exercer un rôle sur le secret défense absolu qui est la manière dont on envisage l’écriture. »

Il y a effectivement de l’assomption dans la manière dont Eva -et Eva– viennent se poser, évidentes, sur l’oeuvre passée et à venir de Simon Liberati: impossible désormais de retourner dans les livres précédents du romancier sans y chercher l’Eva future -leur inspiratrice tout en même temps que leur résolution. On fait le test, ouvrant 113 Etudes de littérature romantique au hasard, et on tombe sur ceci: « Comme beaucoup je voulais vivre. J’ai attendu, j’ai la chance de vieillir lentement. Certains rôles sont arrivés tard. Je suis ainsi fait qu’à chaque moment de ma vie j’ai pensé à un roman, pas au sens de livre mais à celui d’aventure. » Troublante et romanesque prophétie: on n’est jamais à l’abri d’une rencontre à écrire.

RENCONTRE Ysaline Parisis, À Paris

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