La loi des séries

Le duo Underworld s'est réinventé pour Drift, se mettant en danger chaque semaine. © ROB BAKER ASHTON

Pendant un an, les vétérans techno d’Underworld ont diffusé chaque semaine un nouveau morceau, à la manière d’une série télé. Une première « saison », qui sort aujourd’hui sous la forme d’un box. « Notre modèle, aujourd’hui, c’est Netflix« 

Karl Hyde a 62 ans mais ne les fait pas. C’est fou: à croire qu’il n’a pas passé les années 90 pied au plancher, en trompe-la-mort. À l’époque, avec son camarade Rick Smith, ils triomphent avec Underworld, embarcation techno emblématique de la révolution dance made in UK. Sur le classique Born Slippy -sorte de Smells Like Teen Spirit de la génération rave-, Hyde répète comme un mantra,  » lager, lager, lager« , alors qu’il n’est pas loin, à ce moment-là, de se noyer lui-même dans l’alcool…

De ce tourbillon, Smith, et Underworld, en réchapperont. Mieux: les modes passant, le duo réussira à maintenir le navire à flot. En 2016, ils pouvaient même fêter les 20 ans de leur premier tube, avec un album particulièrement lumineux, Barbara, Barbara, We Face a Shining Future. Rencontré alors, Karl Hyde insistait sur l’optimisme à préserver, y compris dans des temps troublés. Il ne croyait pas si bien dire. Trois mois après la sortie de l’album en question, une majorité de citoyens britanniques votait pour le Brexit… Quand on le retrouve en septembre dernier, le sujet revient évidemment sur la table.  » C’est marrant, l’autre jour, en concert à Berlin, je me suis justement surpris à présenter Born Slippy comme l’hymne d’une Europe unifiée… » (sourire). Est-ce que le résultat du référendum l’a étonné?  » Pas vraiment. Un peu avant, j’ai pu participer au projet théâtral Fatherland (dont il a également composé la bande-son, avec Matthew Herbert, NDLR). À cette occasion, je suis retourné dans les endroits où j’avais grandi, dans les West Midlands, pour interviewer les gens. Je suis tombé sur des villes laminées par la désindustrialisation, abandonnées par les politiques. Pour la plupart des gens, l’enjeu n’était pas tellement l’Europe, c’était juste l’occasion d’envoyer bouler Westminster, qui les avait eux-mêmes ignorés pendant trop longtemps… Mais ces divisions sont intéressantes. Parce qu’elles provoquent une crise. Et que c’est dans ces moments-là que les gens font ressortir ce qu’ils ont de meilleur… »

En l’occurrence, cela semble aussi être devenu la philosophie d’Underworld: chercher ou « accueillir » le chaos pour mieux le dénouer.  » Le boulot d’un artiste, ce n’est que ça: résoudre des problèmes, et rien d’autre, insiste Hyde . Sur Barbara, Barbara…, la mission avait consisté à recimenter un duo qui, à un moment, ne pouvait plus se voir en peinture. Avec le nouveau projet Drift, Hyde et Smith ont dû imaginer une nouvelle manière de se mettre en danger. En l’occurrence, publier un inédit (et la vidéo qui va avec) chaque semaine, pendant un an…

La loi des séries

Un monde en soi

À la base, l’idée vient de Rick Smith, l’homme derrière les machines. Quand Karl Hyde en raconte la genèse, il en profite pour faire une nouvelle déclaration d’amitié à son partenaire.  » J’ai eu cette révélation il y a deux ans. Je réalisais tout à coup comment tout le monde dans l’équipe, moi y compris, se comportait avec Rick. Chacun ne pensait qu’à faire entendre sa voix -alors que s’il l’avait confiée à Rick, celui-ci l’aurait portée encore plus loin. Ça a fini par me sauter à la figure. Je me rappelle, on était en Australie, une réunion était prévue. Je suis arrivé, j’ai dit: « À partir d’aujourd’hui, c’est très clair: Rick, tu es le producteur, le réalisateur, celui qui montre la voie à suivre. Et ceux qui ne sont pas d’accord avec ça peuvent sortir . » C’était absolument évident. J’étais même terrifié d’avoir pu penser autrement. »

Les rôles clarifiés, les responsabilités redistribuées, l’entité Underworld pouvait à nouveau foncer. Ne lui manquait plus qu’une chose: un os à ronger, une quadrature du cercle à résoudre. Comment repousser à nouveau les limites? Comment se ré-animer?  » Faire des albums tous les deux, trois ans, ça ne fonctionne plus pour moi, je n’ai plus l’âge » , explique par exemple Hyde . Le 1er novembre 2018, Underworld lâche donc le morceau Another Silent Way. Le premier des 52 qu’il publiera tous les jeudis sur son site. Le concept est clair:  » Le modèle n’est plus celui de l’industrie musicale. Les choses ont changé. Désormais, pour nous, le schéma qui nous correspond le mieux est celui proposé par exemple par Netflix et les séries télé. Avec un album, vous mobilisez l’attention pendant trois semaines, dans le meilleur des cas, et puis basta! Une série se déplie davantage dans le temps. Avec Drift , par exemple, les fans auront pu s’attacher au projet dès le premier « épisode ». Mais d’autres ont débarqué à l’épisode 5, sur foi par exemple d’une recommandation Apple ou Spotify, et ont peut-être été tentés d’aller écouter les morceaux précédents… »

Certes, s’il n’a plus trop envie de faire des albums, Karl Hyde aime encore en acheter: Drift bénéficie donc aujourd’hui d’une sortie « classique », via un « sampler » de dix titres. Comme toute bonne série télé, la première saison de Drift se présente cependant aussi sous la forme d’un box: sept CD + un Blu-ray pour les vidéos. En outre, tous les morceaux restent disponibles sur le site du groupe. Pour chacun, le duo a pris soin d’indiquer à quel autre passage de leur discographie il pouvait éventuellement être rattaché. Alors que sur Barbara, Barbara, le mot d’ordre du binôme avait été de s’éloigner le plus possible de son univers, il semble aujourd’hui au contraire faire la paix avec son passé. Au bout du compte, Underworld semble être déjà assez. Un véritable monde en soi.  » Exactement. C’est un territoire qui contient des morceaux techno, mais aussi du jazz, des BO de films, des musiques pour le théâtre, du design, des livres, de la poésie, etc. Il y a deux ans, le festival de Manchester nous a également proposé de concevoir une musique pour accompagner une série de poèmes écrits par des SDF. L’idée était non seulement de donner une voix à des personnes qui n’en ont pas, mais aussi de réfléchir au sens de la communauté, de donner de l’espoir, de tromper les préjugés, ou de révéler à des gens tout le potentiel qu’ils n’auraient jamais pensé avoir. Ça aussi, finalement, c’est Underworld. Peut-être même plus que le reste… »

Underworld, Drift, distr. Caroline.

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En concert le 22/11 à la Lotto Arena, Anvers.

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