MORTE PRÉCOCEMENT IL Y A UN DEMI-SIÈCLE, BILLIE HOLIDAY INCARNE LE MYTHE JAZZ ABSOLU, DÉBUTÉ DANS LE SWING ET TERMINÉ AU FOND DU BLUES. L’HOMMAGE RENDU À L’AB PAR JOSÉ JAMES EXPOSE CETTE « ACTRICE SANS FILM » DONT LA VOIX SYMBOLISE UNE FORME ULTIME D’ABANDON.

Billie sait son foie foutu depuis qu’une cirrhose a été certifiée début 1959, terminal logique d’une vie maternée par l’alcool. En ce 31 mai 1959, elle ne sent plus son corps, masse de plomb qui tangue tout en se déchirant de l’intérieur. L’ambulance brûle les rues de New York jusqu’au Metropolitan Hospital Center, sur la Première Avenue, là où le Upper East Side rencontre East Harlem. Elle pense peut-être à l’Apollo, ses fauteuils carmin qui admirent le gardénia blanc planté dans le noir encre de ses cheveux. Là, en plus de son foie, c’est son c£ur qui chavire. Lui aussi a trop consommé, des hommes et de l’humiliation, du racisme et de la violence depuis les rues défaites de Baltimore. Les flics sont entrés dans la chambre d’hôpital alors que Billie glissait dans l’inconscient: mandat d’arrêt pour possession d’héroïne, elle va mourir. Chose faite le 17 juillet 1959: £dème pulmonaire et c£ur qui lâche, incapable de sauver cette chair gonflée désormais inutile, prête à entrer dans la légende des génies maudits qui embrassent puis perdent la gloire. Dans le New York Times, Gilbert Millstein écrit:  » Elle était d’une stupéfiante beauté, mais s’était gaspillée jusqu’à devenir une caricature d’elle-même, étriquée et grotesque. Les vers de tous les excès -les drogues en étaient- l’avaient dévorée. La possibilité existe que, parmi les dernières pensées de cette femme de 44 ans, cynique, sentimentale, profane, généreuse et extrêmement talentueuse, se trouvait la probabilité d’être traînée devant la justice le matin suivant (…). De toute manière, elle s’était débrouillée pour ne paraître devant aucune juridiction ici bas. « 

Pâmoison opiacée

De Billie Holiday, Henry Pleasants, critique musical américain (1910-2000), a dit:  » Elle a une voix maigre, petite et enrouée à la base, stridente au sommet, avec des écarts entre le bas et le haut qui ne sont jamais très loin l’un de l’autre. » Assez justement baptisée  » Notre dame de la souffrance perpétuelle » par la journaliste new-yorkaise Carol Cooper, Billie Holiday a traversé toutes les époques, sans remise en question de sa pérennité. Portée par une vie vénéneuse et une voix qui induit tout le contraire, sans théâtralisation ni pathos, l’outrance est ailleurs. Il ne faut même pas aimer le jazz pour se laisser engloutir par cet attrape-c£ur vocal, univers aux pouvoirs parallèles à ceux du jazz, du blues, de tout ce qui remue l’âme entre les deux guerres. Même dans ses premiers disques qu’elle enregistre en 1933 -elle a 18 ans-, il n’y a pas l’ombre d’une jeunesse, surtout pas d’une quelconque innocence. Plutôt une pâmoison, sans doute génétique et, sans être obsédée par les drogues qui plomberont ensuite toute sa vie, la voix transmet bien une force opiacée, un sens de l’abandon tout de suite identifiable. Billie n’est pas une chanteuse aux vertus ancestrales comme Bessie Smith ni une squatteuse acrobatique façon Ella Fitzgerald, plutôt un mélange inédit de paraffine et de mercure, d’un fluide métallique qui coule dans les veines des chansons dont elle s’empare. Si Jeff Buckley et tant d’autres contemporains l’ont publiquement révérée, c’est pour cette puissance ténue brodée au revers des mélodies, cette manière de croasser les années 30 (et suivantes) alors que le public noir américain, sous embargo racial, fantasme le glamour, le clinquant, l’épate en costards criards et robes perlées. Holiday est élégante et désirable, par exemple dans ses tout premiers pas avec Benny Goodman, mais cette femme-là est d’abord un fleuve qui invite à la noyade. Même quand elle interprète Swing Brother Swing au tempo soutenu et fidèle au titre, cela reste étanche aux frénésies rétros, à mille lieues des références tsouin tsouin des films de Woody Allen. Années et abus passant, la voix s’enroue, s’empâte, comme le visage prématurément vieilli: à 40 ans, elle en paraît 60. Mais l’émotion suinte toujours, ce qui est aussi une définition de la modernité. Quand John Hammond -qui plus tard découvrira Bob Dylan, Bruce Springsteen et Leonard Cohen- la débusque, il a un choc:  » Sa façon de chanter a pratiquement changé mes goûts musicaux et ma vie dans la musique, parce que c’est la première interprète que j’ai croisée qui chantait comme un génie de l’improvisation jazz. » Au magazine Ebony en 1958, Sinatra dira:  » Billie Holidaya été et reste la plus grande influence sur moi. » De la part d’un mec que tout sépare de notre sujet -le génie vocal mis à part-, le compliment, étincelant, ramène au sens premier de la musique: ignorer les frontières, construire du plaisir mais aussi de la mémoire.

Chansons de bordel

La bio de Billie, on l’a compris, collecte tout ce qu’il vaut mieux éviter dans la vie, surtout quand on naît afro-américaine en 1915, le 7 avril, de parents âgés de 13 et 15 ans (…). Petite-fille d’esclaves s’éreintant dans les plantations, Eleanora Harris souffre de l’absence de mère, vivote chez les autres, fréquente peu l’école et échoue devant une cour de justice pour délinquants juvéniles: elle a dix ans. Alors oui, comparées à la sienne, les enfances de Cosette et d’Edith Piaf ressemblent à celle de la Duchesse de Windsor. De la sordidité absolue -violée à l’âge de onze ans par un voisin-, elle passe à la prostitution en bonne compagnie -celle de sa mère-, connaît brièvement la prison et échoue, ado déjà bien secouée, à New York. Les chansons apprises dans un bordel (…) occupent ses nuits de Harlem où elle loge à la 140e Rue, mais n’enrayent pas d’emblée le cycle prostitution/taule. Le mortel engrenage des excès ne s’arrêtera qu’à sa mort tout en (sur)vivant par ce chant unique, éponge à émotions d’un jazz alors en plein karma. Pour la première fois, les Noirs américains sont reconnus comme créateurs d’une culture majeure, vite planétaire. Billie Holiday en sera, sans que jamais son répertoire ne s’éloigne d’une vocation fissurée: quand elle apparaît au cinéma en 1935 aux côtés de Duke Ellington dans Symphony In Black: A Rhapsody Of Negro Life, c’est pour incarner une femme abusée. Sa chanson du moment porte un titre plus que prémonitoire, Saddest Tale. Billie a 20 ans.

Billie Holiday, c’est Mary J. Blige 60 ans plus tôt, qui aurait continué à filer le mauvais coton du ghetto. Ancien éditeur du Village Voice, Robert Christgau écrit sur son site:  » Billie Holiday était une femme difficile, blasphématoire, et parfois arrogante. Elle était junkie et alcoolique, elle avait des rapports sexuels avec de nombreux hommes et femmes (…). Mais elle était aussi d’une compagnie joyeuse, certainement jusqu’à sa misérable fin, et même alors, de nature généreuse, moins manipulatrice que Presley ou Sinatra. Elle attirait les gens. » On est en 1938, et à l’Hotel Lincoln de New York où Billie se produit avec le big band blanc d’Artie Shaw, elle doit emprunter l’ascenseur de service, après que des clients se sont plaints de ce nègre voisinage:  » Je n’ai jamais été autorisée à visiter le bar ou le restaurant comme le faisaient les autres membres de l’orchestre, je devais entrer et sortir par les cuisines. » L’humiliation s’ajoutera aux autres douleurs, la voix se pliant aussi aux exigences économiques. Parce que John Hammond et le label Brunswick n’ont pas l’argent pour payer des arrangeurs -on est en 1935-, Billie et les musiciens se doivent d’improviser en studio, d’où cette ondulation très particulière, surtout sur la mélodie, qui tranche avec le swing métronomique d’Ellington ou Count Basie.

Strange Fruit

Si Holiday a déjà décroché des hits -relatifs-, une chanson percute définitivement son destin. Elle part d’un poème écrit par un prof juif du Bronx, Abel Meeropol (qui signera Lewis Allan), témoignant des lynchages de Noirs dans le Sud. Adapté en musique, Strange Fruit devient en 1939 LA composition de Billie Holiday. Dans les clubs, au moment de l’interprétation, les serveurs interrompent le service, plongent la salle dans le noir intégral à l’exception d’un spot brandi sur son visage. Moment musical qui, comme Presley chez Ed Sullivan, figure un bout d’histoire du XXe siècle, au-delà de la musique. Entretemps passé chez le puissant Columbia (futur Sony), le talent scout John Hammond refuse d’enregistrer la chanson, en partie parce qu’il sait que les magasins du Sud ne voudront pas entendre ces mots-là:  » Southern trees bear a strange fruit/Blood on the leaves and blood at the root/Black bodies swinging in the southern breeze/Strange fruit hanging from the poplartrees. » A la fin des années 30, on évite de mentionner le fruit humain pendu aux peupliers. Le succès qui vient au début de la décennie suivante – God Bless The Child co-écrit par Billie et vendu à un million d’exemplaires- ne va pas atténuer les angoisses, la consommation d’alcool et d’héroïne. Celle-là arrive au début des années 40 via un amant, fournisseur de poudre, y compris sur le tournage de la superproduction hollywoodienne New Orleans. En 1947, alors que les arrestations pour came s’additionnent, Billie perd sa New York City Cabaret Card, indispensable pour jouer dans les clubs renommés -et bons payeurs- de Manhattan. Elle ne la récupérera jamais, ce qui la privera de l’essentiel de ses ressources: malgré les triomphes au Carnegie Hall, le succès en 1956 de sa biographie et du disque associé, Lady Sings The Blues, ces relents de gloire étoilée ne ralentiront pas la déchéance physique -la voix fréquentant les abysses-, les tourments du flicage permanent et le mépris des bien-pensants. La saga Holiday précède d’autres histoires cousines -Janis, Jimi, Cobain- de talents qui ne savent pas vieillir. Et dont on fait le cuir des légendes.

TEXTE PHILIPPE CORNET

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