LA DOLCE VITA NOUS FAIT REDÉCOUVRIR LA VILLE ÉTERNELLE SOUS UN JOUR (ET UNE NUIT, SURTOUT) RÊVEUR ET POÉTIQUE, BAROQUE ET DÉSABUSÉ, OÙ UNE MODERNITÉ DÉJÀ LASSE ÉCLAIRE LES VESTIGES D’UN GLORIEUX PASSÉ.

Quel autre cinéaste, même célèbre, a pu comme lui associer son nom à celui d’une ville fameuse dans le titre d’un film sans que nul ne puisse trouver à redire? Fellini Roma ( Fellini’s Roma pour les anglophones) marqua le début des années 70 avec ses déambulations émues dans la Ville Eternelle, ses images choc comme le plus délirant défilé de mode ecclésiastique et la poignante disparition d’antiques fresques sublimes s’effaçant au moment même où on les découvre et où la lumière les frappe. Mais plus encore que cette £uvre éclairant les rapports d’amour/haine du natif de Rimini pour la capitale italienne, La Dolce Vita, réalisé une douzaine d’années plus tôt, marque la mémoire au point qu’on ne peut débarquer à Rome sans en ressentir l’impact et revoir défiler sa séquence la plus fameuse, celle où Anita Ekberg et Marcello Mastroianni s’étreignent dans l’eau de la Fontaine de Trevi.

Le génie visionnaire… et l’anticléricalisme du maestro Fellini s’expriment pleinement dès la scène d’ouverture, une séquence aérienne où 2 hélicoptères survolent la ville, à commencer par les ruines spectaculaires d’un aqueduc jouxtant une banlieue populaire où des gamins courent bientôt en levant les yeux vers les engins vrombissants. C’est que le premier hélico porte une charge inattendue. Suspendue dans le vide sous l’appareil, une statue géante du Christ. L’ombre du convoi s’inscrit sur les murs d’un ensemble de logements bon marché en pleine construction, derrière lesquels on aperçoit la vaste coupole d’une église. En quelques secondes, Fellini a posé le décor d’une ville où la modernité (une cité HLM) rattrape l’antique (l’aqueduc), l’ensemble restant sous l’influence de la religion… Le convoi aérien survolera les chantiers de la Rome périphérique en plein développement, puis les terrasses de beaux quartiers desquelles quelques femmes oisives en bikini saluent « Jésus » et… Marcello, le journaliste séducteur, et son acolyte photographe Paparazzo, dont les clichés illustreront le reportage du transport de la statue christique vers sa destination: le Vatican et la place Saint-Pierre où se presse une foule de fidèles.

Sans transition aucune, Fellini coupe sur une idole païenne, personnage d’un numéro de danse orientalisante offert aux convives d’un établissement à la mode. Marcello y prend des notes sur les célébrités présentes, ce qu’ils consomment, ce qu’ils disent. Le maître d’hôtel est soudoyé pour laisser prendre clandestinement quelques photos. Le décor social du film est planté: celui d’une jet-set et de ses lieux à la mode où se pressent noblesse et parvenus, stars et parasites. Dehors, c’est la nuit sur la Via Veneto, artère la plus « branchée » à l’époque, avec ses terrasses bondées de clients et le ballet des belles bagnoles d’où tout un monde observe mais se fait aussi et surtout observer. La Via Veneto est un des lieux marquants de La Dolce Vita. La belle avenue aux larges courbes et à la pente montant vers les superbes jardins de la Villa Borghese (un des plus beaux parcs de Rome) est aujourd’hui moins courue qu’un Trastevere où les privilégiés vont dîner et danser, parfois aussi habiter, provoquant une flambée des prix dans un quartier naguère réservé aux classes populaires et aux immigrés du Levant. Mais les palaces, les terrasses (désormais couvertes et chauffées) et les boutiques de luxe abondent toujours sur la vaste avenue… que Fellini ne filma pas « au naturel » dans son film, préférant en reconstituer des portions sur le plateau 5 des studios de Cinecittà!

Où es-tu, Marcello?

Du pied de la Via Veneto (la vraie) à Cinecittà, il y a un trajet de métro direct menant de la station Barberini à celle portant le nom des studios, via la ligne A. Le complexe cinématographique créé dans les années 30 par le régime fasciste qui voulait égaler en magnificence les studios de Hollywood a vu se tourner un nombre important de scènes de La Dolce Vita. Et la visite de ces lieux mythiques, où beaucoup de films célèbres (pas seulement italiens) furent tournés, mérite encore le détour. Plein de souvenirs felliniens y attendent le visiteur, comme ces statues de balsa et de carton pâte qui surgissent comme de nulle part, pareils à de faux vestiges antiques venant rappeler l’omniprésence du maestro, même 17 ans après sa mort…

Fellini aimait le studio. Mais il savait aussi transformer en studio un cadre bien réel. Comme ces Thermes de Caracalla où il a planté le décor d’une des séquences les plus singulières de son film. Situés à quelques minutes de promenade du Colisée, cet ensemble de ruines datant du début du IIIe siècle captive par la hauteur et la superficie de ses bâtiments. C’est ici, et de nuit, qu’on a tourné la longue scène de la « party » décadente où le rockeur italien Adriano Celentano (souvenez-vous de l’immortel autant qu’improbable tube Prisencolinensinainciusol) vient notamment chanter avec son groupe. Parmi les autres décors naturels hantés par la mémoire du film, il faut aussi voir la très belle Piazza del Popolo, au bout de la commerçante Via del Corso, la Via Appia antique que Fellini arpente brièvement, et puis cette étonnante Basilique San Giovanni Bosco, édifice contemporain quelque peu excentré où Marcello Mastroianni rend visite à un austère Alain Cuny. Mais la « pièce de résistance » est bien évidemment le passage ému à la Fontaine de Trevi, où Anita Ekberg fait trempette en appelant le beau Marcello à venir la rejoindre par une folle nuit de « cette jungle tiède » qu’est la Rome de La Dolce Vita.

La Fontana di Trevi est le joyau baroque du quartier du Quirinal. Nicolo Salvi en fut l’architecte au milieu du XVIIIe siècle, et elle peut être considérée comme une « £uvre totale », jouant tout à la fois de l’architecture, de la sculpture et du… son, avec son jeu d’échos sur le ruissellement de l’eau. Monumentale au point d’écraser la toute petite place où elle fut édifiée, elle adopte la forme d’un arc de triomphe et place en son centre le char d’un Neptune triomphant. Une statue symbolisant l’Abondance, et une autre représentant la Salubrité entourent le dieu en surplomb d’un bassin où des millions de touristes ont déjà jeté quelque pièce de monnaie en formant le v£u de revenir à Rome. La mémorable séquence du film de Fellini où le journaliste et la star de cinéma s’y retrouvent pour une étreinte nocturne est devenue l’une des séquences les plus fameuses de toute l’Histoire du cinéma. La Fontaine restant à jamais associée à La Dolce Vita, comme un autre lieu prisé des touristes à Rome, la Bocca della verità, l’est à cet autre classique, Roman Holiday.

Ettore Scola rendra le plus bel hommage qui soit à cette scène mythique dans son Nous nous sommes tant aimés de 1974. Les héros de ce film empreint de nostalgie assistant à son tournage, recréé pour l’occasion avec la complicité de Fellini et Mastroianni en personnes. Un clin d’£il ému à l’une des plus belles pages du cinéma italien et mondial, dont le souvenir cinéphile accompagne chaque visiteur d’une Rome que l’on arpente avec, dans la tête, la musique de Nino Rota. Une ville dont La Dolce Vita, son noir et blanc, son format « Totalscope » (marque déposée) et ses accents baroques ont redéfini l’image pour des générations.

TEXTE LOUIS DANVERS, À ROME

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