AVEC A MOST VIOLENT YEAR, SON TROISIÈME LONG MÉTRAGE, J.C. CHANDOR S’INSCRIT DANS LA LIGNÉE DES SIDNEY LUMET ET AUTRE JAMES GRAY, PASSANT LE RÊVE AMÉRICAIN AU SCALPEL D’UN POLAR SOMPTUEUX. DU GRAND ART.

La filmographie de J.C. Chandor, auteur-réalisateur américain affichant la petite quarantaine, tient en peu de choses: trois films à peine, mais quels films! Margin Call remontait, en 2011, aux sources de la crise financière, dans le vent de panique s’emparant d’une société de traders ne pouvant que contempler le spectacle du désastre annoncé. Quant à All Is Lost, il livrait Robert Redford, seul et muet dans son rafiot à la dérive, à la fureur d’un océan déchaîné. Enfin, A Most Violent Year voit un petit entrepreneur immigré s’accrocher à sa part de rêve américain dans l’horizon désenchanté du New York de 1981, gangréné par la corruption et cette violence en creux qui donne son titre au film, un polar d’exception.

Derrière ces trois films, outre la patte de Chandor, un même motif, que résumait d’ailleurs limpidement Kevin Spacey dans Margin Call à l’attention de ses associés: « We Are All Survivors ». « Cette force les relie entre eux, en effet, approuve Chandor. Et c’est curieux, parce que ces différents personnages s’imposent de manière plutôt organique à l’écriture. Je m’intéresse à des êtres bien réels, sur la planète Terre, qui s’y promènent comme vous et moi. Et mes films correspondent à ces moments, comme il ne s’en produit que quelques-uns dans l’existence, où l’on se retrouve, pour ainsi dire, à marcher en dessous du piano. Le piano est suspendu, et vous ne pouvez rester sur place, sans quoi il va vous écraser. Vous avez alors le choix entre deux directions, sachant pertinemment qu’elles ne vous conduiront pas au même endroit, et que votre existence va s’en trouver chamboulée. Ce moment m’apparaît judicieux pour s’inviter dans la vie des gens, les observer et découvrir qui ils sont vraiment, parce que c’est alors que l’on prend les décisions qui vont déterminer le type d’existence que l’on aura menée, et conditionner la manière dont elle sera jugée -est-ce qu’en général, je me serai conduit comme un type bien, ou non? Voilà pourquoi j’aime tourner des films dont les protagonistes doivent poser ces choix. Et le fait qu’ils survivent, sans être indemnes, me semble réaliste: nous sommes tous amenés à faire des compromis, ou tout au moins la plupart d’entre nous. »

Une histoire de (la) violence

Si Margin Call l’a directement imposé dans la cour des grands, J (pour Jeffrey). C. Chandor n’en reste pas moins une figure atypique du cinéma américain. Lorsqu’on suggère que la notion de survie puisse fort bien s’appliquer à ce milieu, son sourire est rien moins qu’éloquent: « Il y a des similitudes évidentes. Je suis l’auteur de mes films, et je ne peux pas faire abstraction de ma réalité. Après Margin Call, on m’a fait de nombreuses propositions -c’était d’ailleurs la première fois que l’on m’offrait de faire quelque chose. Et 60 à 70 % de ces projets n’étaient pas tant grotesquement que gratuitement violents. Cela amène à s’interroger sur le cinéma: la violence cinémato- graphique fonctionne bien, et porte les réactions humaines au summum de la dramatisation. Elle a donc un sens, mais ce n’est aussi rien d’autre que de la paresse, tant de la part des spectateurs que de celle des réalisateurs ou des financiers. Il est facile de produire quelque chose d’assez irrésistible, et cela permet au spectateur de s’évader pendant deux heures. Mais pour ma part, mon objectif est de procurer le même frisson que celui que l’on pouvait éprouver devant un bon vieux film de gangsters, tout en posant d’autres questions, plus profondes et susceptibles de vous accompagner un certain temps. Dans le cas présent, m’appuyer sur cette icône du cinéma violent que constitue le film de gangsters, dont les ramifications remontent jusqu’aux années 30, me permettait de structurer l’histoire en jouant de la mémoire de ces films, tout en tentant d’y apporter quelque chose d’un peu plus subversif et intéressant… » Jusqu’à évacuer, pour ainsi dire, toute violence directe d’une oeuvre intitulée A Most Violent Year, en référence à la réalité objective de l’époque. Celle, larvée, qui imprègne tout le film, dans l’attente de s’embraser, n’en apparaît que plus prégnante, comme inscrite dans l’ADN d’une ville que Chandor a filmée comme peu d’autres avant lui. « A l’époque, de nombreux photographes de guerre étaient revenus du Vietnam, à New York et ailleurs, et ils se sont adonnés à cette forme d’expression magnifique qu’est la photographie de rue, y capturant des personnes réelles avec un sens aiguisé de la vérité. Le délabrement urbain aux Etats-Unis rappelait, à bien des égards, des zones de guerre, et ces photographes s’y sentaient tout à fait à l’aise. J’apprécie énormément leur travail, où cohabitent décrépitude et espoir, et il a constitué ma principale source d’inspiration. »

Absorber le rêve américain

Le réalisateur a par ailleurs veillé à restituer la ville dans l’état de suspension délabrée qui y présidait en 1981. Une gageure, rendue possible par des effets spéciaux désormais accessibles à moindre coût, explique-t-il, mais aussi par la grâce d’une météo heureusement… défavorable. « Nous avons eu une veine incroyable: il est tombé 50 centimètres de neige le premier jour du tournage, et nous avons bénéficié du modèle météo anormal sévissant en janvier de l’an dernier, lorsque l’air froid descendant du Canada sur nos régions s’y est maintenu quatre semaines, au lieu des un ou deux jours habituels. Il n’a pas cessé de geler, et la neige est restée, alors que tourner dans la neige est souvent virtuellement impossible à New York, où le sol est fort chaud. Le fait de ne pratiquement jamais voir le sol pendant le film, et qu’il soit toujours recouvert d’une couche de neige jaunâtre de fin d’après-midi, transporte dans un autre monde, froid et glacial… »

L’histoire s’en trouve lovée dans un écrin cotonneux, comme pour mieux absorber le rêve américain que poursuit Abel Morales, le protagoniste central de A Most Violent Year, dans une geste inscrite dans l’éternité. « On peut, pour l’essentiel, résumer le rêve américain à une chose: l’ambition, qui est un instinct humain que nous avons tous en commun. Si nous sommes trois dans cette pièce, et qu’il n’y a que deux barres de candy sur cette table, je voudrais en avoir une -ce n’est rien d’autre que de l’ambition. Mais l’Amérique est aussi traditionnellement une nation d’immigrants, et l’ambition est une composante clé de cette condition, et de la mission qui va de pair (…). Ce qui est en jeu dans mes films, et explique leur côté sombre, c’est que si Abel et Anna, les personnages au coeur de A Most Violent Year, sontoptimistes, parce que New York City est « en feu », avec les opportunités qui en découlent, ces dernières sont aussi adossées à des risques. Ils doivent avancer leurs têtes à l’extérieur au moment le plus dangereux pour aller les cueillir… » Il y a là, en germe, une logique capitaliste dont le réalisateur s’emploie à démonter habilement les mécanismes, impitoyables: thriller vintage en première instance, A Most Violent Year est aussi beaucoup plus que cela, quelque chose comme la boîte de… Chandor.

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Londres

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