GARE D’AIGUILLAGE LONDONIENNE DU XIXE RECONVERTIE EN HAUT LIEU DE LA CONTESTATIONSIXTIES, LA ROUNDHOUSE ACCUEILLIT LES DOORS, PATTI SMITH ET LA GÉNÉRATIONPUNK ENTRE DEUX AVANT-GARDES DÉNUDÉES. ELLE INCARNE DÉSORMAIS LA SOCIO-CULTURE URBAINE DU NOUVEAU MILLÉNAIRE. CRAZY BRITISH!

Avril 2012. La Roundhouse ressemble à un pénitencier moyenâgeux court sur pattes, écrasé sur Camden Town, quartier du nord londonien aux morts désormais fameux (Amy Winehouse). Assez vite, on détecte que la rotonde de briques beiges est flanquée d’un appendice contemporain, genre resto pour bobos amateurs de Marie-Claire. Là, on se rappelle que de toute l’invraisemblable histoire de cet édifice daté de 1847, on n’a croisé qu’un seul moment, un dimanche d’avril 1978. Cette soirée-là, plus que le programme mixte de pop-stars précieuses (Cheap Trick) et de punks de troisième division (Johnny Moped, The Stukas), c’est l’endroit qui paraît bizarre. Un vieux machin circulaire, où 2000 spectateurs entassés debout, occupent un espace aussi accueillant que les Catacombes de Paris ou l’ancienne Gare du midi un 31 décembre. Tout semble éreinté, y compris la Guinness du bar et les murs grisâtres: comme si un concert se gondolait dans une mine de charbon en plein Londres. Là, on sait déjà que ces briques datant de la Reine Victoria ont vu plein de choses.

Hippie happy times…

 » En dépit du fait que la Roundhouse était froide, humide, sale et éclairée de façon très minimale, que le balcon était branlant et que seules deux toilettes étaient disponibles, l’événement fut un grand succès. Environ 2000 personnes franchirent la porte où on offrait des sucres en morceaux, dont on disait qu’ils étaient lourdés au LSD: même si ce n’était pas vrai, certaines personnes partirent immédiatement en trip… » Dixit le Rock’n’Roll Guide To Camden qui rappelle la soirée inaugurale du 15 octobre 1966 organisée par l’International Times, flamboyant magazine underground anglais, entre autres subsidié par Paul McCartney. Le Beatles majeur est à cette première, tout comme le cinéaste Antonioni, l’actrice Monica Vitti et la fiancée de Mick Jagger, Marianne Faithfull, habillée en nonne (…). Soft Machine fait planer son jazz érectile alors que Pink Floyd donne le plus important concert de sa brève carrière, la psyché agitée de Syd Barrett épousant le fantomatique lieu inauguré 119 ans plus tôt (…) comme échangeur de locomotives pour le rail britannique. Vite devenue obsolète pour cause de nouvelles machines trop grandes pour elle, la Roundhouse va alors servir d’entrepôt, pendant près d’un siècle, à une compagnie de spiritueux commercialisant gin, whisky, rhum et brandy. Trois ans après la fin de l’ivresse en stock, en 1960, le dramaturge Arnold Wesker a l’idée de réinvestir le lieu sous prétexte de  » disséminer la culture au-delà de l’élite ». Le centre multiculturel ne trouvera jamais l’intégralité des fonds réclamés à l’époque -1 million d’euros valeur 1960- mais, dépenaillé et dopé par les sixties, il partira néanmoins en croisade.

Le rock sera le fleuve humide de la Roundhouse: après avoir inauguré la salle pour un royal cachet de 15 livres à l’automne 1966 (…), le Floyd devient l’un des fidèles de la rotonde de Camden Town qui, à ses débuts,  » possède l’équipement électrique d’une maison de ville »… Cet inconfort notoire, ces murs lépreux, cette chasteté décorative qui contraste avec les lustres du Royal Albert Hall ou les velours de l’Hammersmith Odeon accueillent quelques nouvelles ou prochaines célébrités: le Floyd donc, mais aussi Led Zep, Cat Stevens, The Who, Hendrix et puis la légende américaine des Doors qui y donnent leur seul concert anglais intra-muros, le 6 septembre 1968. La Roundhouse avale goulûment les années 60, y compris les soirées UFO où les defonce boys & girls se font tacler à leur arrivée dans le quartier par des skinheads vindicatifs. Le théâtre et la performance entrent par tous les pores de la gare périmée: notamment lorsque le détonant Living Theatre new-yorkais désape ses acteurs le temps de Paradise Now. Les spectateurs, présumés électrifiés par la disparition des conventions (et des slips-culottes), se précipitent alors vers la scène où ils sont accueillis par les matraques des bobbies, persuadés qu’une telle attitude met en danger les dispositions anti-feu du Greater London Council… On est en juin 1969 et le pénis est à la mode de Camden Town. Il l’est encore lorsque la revue Oh! Calcutta! -anglicisme de  » Ô quel cul tu as »…-, comprenant des bribes de nu intégral , cartonne lors de quatre semaines complètes en juillet-août 1970.

Sauvée par les Polly Pockets

Bien avant que la transversalité des cultures ne soit in, la Roundhouse va mêler pensées et décibels, protest songs et érotisme, avant-garde et blues. Quand Bowie, sous le nom de Hype, s’y produit le 22 février 1970 en costard barré, il ne signe pas seulement l’acte de naissance officieux du glam-rock, mais prolonge un défrisage idéologique de murs ayant déjà célébré Les dialectiques de la libération de l’anti-psychiatre Ronald Laing, le machiavélisme de Shakespeare, les mises en scène de Peter Brook ou le Pork de Warhol. Un peu comme le Théâtre 140 à Bruxelles -en plus grand et plus « zone »-, la Roundhouse va être une salle qui pense, vibre, fait des choix, et pas seulement un espace à débiter du show. Le punk passe naturellement par là: les concerts de Patti Smith en mai 1976 et l’apparition des Ramones deux mois plus tard bouleversent la jeune scène anglaise. Les quatre Dalton du Queens, courtisés par Joe Strummer, Rotten et les autres, jouent pour la première fois dans une salle de dimension: on est loin du shithole CBGB, qui leur sert généralement de placard à 1,2,3,4. Glen Matlock, premier bassiste des Sex Pistols, se souvient des répétitions de son groupe au sous-sol du bâtiment en 1975 (1):  » Quelqu’un est venu nous trouver parce que Radio 3 ou la BBC World Service enregistraient au-dessus de nos têtes un concert classique et qu’ils nous entendaient dans la prise de son! » Malgré l’effusion créatrice, la Roundhouse a toujours peiné à restaurer l’enceinte, le manque de cash et la déliquescence des installations amenant une fermeture totale de 1983 à 1996. Cette année-là, Torquil Norman, richissime businessman anglais dans la création de jouets -entre autres les Polly Pockets- achète le lieu pour six millions de livres et entame un long voyage de réhabilitation du bâtiment, clos de 2004 à 2006 pour des travaux pharaoniques. Aujourd’hui, d’une capacité de 3000 personnes, l’ultra-moderne Roundhouse a décuplé ses activités: capable de griller une chanson avec Dylan, de brouter la pose avec Noel Gallagher, de s’envoyer du cirque ou les BBC Proms et, toujours, d’inviter le meilleur rock d’Angleterre et d’ailleurs. God Save The Roundhouse.

(1) IN ROUNDHOUSE GUIDE 1846-2006.

SÉRIE – CHAQUE SEMAINE, LA PETITE ET GRANDE HISTOIRE D’UNE SALLE DE CONCERTS MYTHIQUE – THE ROUNDHOUSE

TEXTE PHILIPPE CORNET

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