QUAND JOHN MARTYN, MORT IL Y A 2 ANS, EST AMPUTÉ D’UNE JAMBE EN 2003, CELA NE L’EMPÊCHE PAS DE REMONTER SUR SCÈNE, GROGNANT PLUS QUE JAMAIS SON FOLK ANGLAIS DES ABYSSES. DONT LES ÉCHOS RÉSONNENT SUR 2 NOUVEAUX DISQUES.

Sur l’un des disques concernant John Martyn qui sort cet automne ( lire par ailleurs), il y a cette image signée du photographe anglais Lawrence Watson. Sur fond de ciel crépusculaire, on voit un homme qui semble arrivé à la fin d’un chemin. Le côté falstaffien du visage frappe mais aussi l’impression que ce sexagénaire, cramé par les excès, va bientôt retourner à l’état végétal. Il s’agit bien sûr de John Martyn, emporté par une pneumonie en 2009. Né Iain David McGeachy en septembre 1948 dans le Surrey de parents chanteurs d’opérette, Martyn était typiquement « larger than life »: buvant le quotidien jusqu’à l’ivresse totale ou tâtant de l’héroïne, compagnons d’une musique peu (re)connue chez les francophones mais célébrée en Flandres, Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis. Martyn use d’une langue anglaise à la fois gouailleuse et spleen: les voyelles sont tordues comme dans le meilleur blues et elles ont parfois l’audace de suivre la guitare, fracassée ou planante selon les moments. Le folk de l’homme cherche sans cesse à casser le moule du pastoral pour affronter une drôle d’électricité: scansions jazzistiques, harmonies périlleuses, mélodies bizarrement concassées. Dylan mis à part, peu de chanteurs ayant officié depuis les années 60 ont raconté des histoires à ce point râpeuses. Si Bob s’est fait connaître par un nasillement que les Nez-Gorge-Oreilles décortiquent encore un demi-siècle plus tard, Martyn est l’homme du grognement et de la caresse unis dans l’adversité.

Lorsque Martyn débarque à Londres au milieu des sixties, il a déjà éclusé scène folk et bars de Glasgow et partagé une masure avec le fondateur de l’Incredible String Band. Son folk à l’arrache séduit Chris Blackwell, qui en fait la toute première signature d’Island Records. L’album inaugural, mis en boîte pour 158 livres (…), London Conversation, sort en octobre 1967: les influences jazz-blues arrivent un an plus tard sur The Tumbler. Entretemps, fasciné par le Band, Martyn s’est provisoirement exilé à Woodstock: Levon Helm, chanteur/batteur du groupe qui incarne alors la pulsion americana avec ou sans Dylan, joue sur 2 plages du 3e disque. Début 1970, Stormbringer, enregistré par John et sa femme Beverley, inaugure une collaboration maritale qui durera une décennie. Quand vient la séparation du couple, Martyn, déchiré comme jamais, boucle son disque le plus tuméfié: Grace And Danger est à ce point blessé que Blackwell retarde sa sortie pendant une année. Il faut entendre l’écho distordu de l’amour fusillé sur Hurt In Your Heart pour comprendre à quel point la souffrance peut doper l’inspiration. Entretemps, avec le presque pop Solid Air, de février 1973, l’artiste quitte le cult-following pour toucher un plus large public. Une bonne partie des fans anglais le resteront, poussant même le LP Glorious Fool à la 25e place des charts britanniques à l’automne 1981. Les 11 chansons sont produites par Phil Collins, tout juste devenu une star solo: il donne une patine plus mélodique aux fissures, ce qui n’empêche pas Martyn de railler la nomination présidentielle de Ronald Reagan sur la plage titulaire.

Echoplex

Ami de Nick Drake -auquel il dédie Solid Air-, Martyn a traversé les scènes et les époques, bluffant la plus jeune génération anglo-américaine des Beck ou Snow Patrol mais aussi ses dinosaures contemporains. Lorsqu’en 2008, la BBC récompense Martyn d’un « lifetime achievement » , Eric Clapton déclare:  » John est totalement au-delà de tout, d’une façon presqu’inconcevable.  » En scène particulièrement, Martyn prolonge ses audaces vocales dans un jeu de guitare innovant, indéniablement virtuose. Il utilise entre autres l’Echoplex qui permet d’enregistrer le son de la guitare, d’en changer les paramètres, puis de le renvoyer, méconnaissable, au c£ur du morceau. L’ancêtre analogique du loop et du delay. Le mix de virtuosité acoustique et de bizutage électronique, sa façon d’arracher des humeurs aux cordes, incendient le simple territoire folk. Comme si la voix et l’instrument racontaient 2 histoires jumelles qui finissent par ne plus former qu’une seule identité organique. D’une musique en dehors de tout confort, Martyn a fait la bio d’une sacrée vie.

TEXTE PHILIPPE CORNET

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