27L’ÉVÉNEMENT HISPANIQUE DE LA RENTRÉE LITTÉRAIRE, C’EST LUI. POIDS LOURD DU CATALOGUE GALLIMARD, LE NOBELISABLE JAVIER MARIAS REVIENT AUX LOVE AFFAIRS AVEC COMME LES AMOURS, UN DRAME NOIR DÉLICAT ET SAISISSANT SOUS PERFUSION HITCHCOCKIENNE.

C’est l’une des plus petites voies de Paris, qui vire à l’oblique en plein Saint-Germain-des-Prés. En ce matin désolé de septembre rue Gaston Gallimard, l’humidité est poisseuse et le pavé luisant, qui aligne une succession de flaques ridées. Au numéro 5, derrière une porte récemment centenaire, on laisse dégoutter l’imperméable sous le regard pénétré de 22 écrivains. Immortalisés par l’objectif, ils sont seize Français et six étrangers à faire la rentrée littéraire de la maison aux 36 prix Goncourt. Au mur, posé sous cadre entre le Danois Jean-Christophe Grondhal et la Finnoise Rosa Liksom, le profil de Javier Marias. Visage fantomatique sur sourire de pape, le romancier n’a rien du jeune premier: régulièrement pressenti pour le prix Nobel de littérature, l’Espagnol est un poids lourd du catalogue maison, et l’un des événements de cette rentrée bis qu’est la rentrée étrangère. Après les sublimes Un coeur si blanc, Dans la bataille pense à moi ou les trois volumes du cycle romanesque Ton visage demain, le sexagénaire voit Los Enamoramientos, paru en 2011 en V.O., devenir Comme les amours en français. Une traduction un peu tiède pour pallier une bizarrerie de la langue de Molière: si on peut fort communément « tomber amoureux » en français, on n’a en revanche pas de substantif pour le dire…

Sous quelle forme est apparu ce nouveau roman?

J’avais en tête l’idée troublante d’une femme qui, en sachant qu’un homme avait commis un crime, resterait avec lui. J’étais fasciné par l’idée du rappel qu’elle pourrait représenter à ses côtés, l’idée de vengeance, et l’étrange compensation qu’elle pourrait en tirer. Le « first little throb » du livre, comme Nabokov l’appelait, sa toute première pulsation, ça a été ça. Puis j’ai réfléchi au type de forfait que cet homme aurait pu avoir commis. Et j’ai repensé à cette histoire qu’une de mes amies m’avait racontée, il y a dix ans maintenant. Elle m’avait expliqué que tous les matins avant d’aller à son travail, elle s’arrêtait dans un café, et que, chaque jour, elle y observait le même couple qui s’y donnait rendez-vous. Un jour, elle a appris que l’homme avait été tué par un type déséquilibré, elle en a été très affectée. Je pensais à ça comme à un élément secondaire du possible roman. Et puis, cette histoire a fini par prendre carrément le pas. Les romans changent énormément pendant l’écriture…

Vous laissez une grande part d’improvisation dans la conception de vos livres?

Je n’anticipe presque rien. J’incorpore beaucoup de choses par hasard. Ça a été très clair au moment de l’écriture d’Un coeur si blanc:j’ai écrit ce livre à une période de ma vie où je sortais absolument tous les soirs.Et puis il y a eu un soir -je ne sais toujours pas pourquoi- où j’ai décidé de rester chez moi. A la télévision, on passait le Macbeth d’Orson Welles, et une réplique du film m’a littéralement frappé. Ce moment où Lady Macbeth dit: « Mes mains sont de la couleur des vôtres; mais j’ai honte d’avoir conservé un coeur si blanc. » Je ne parvenais pas à comprendre le sens de cette phrase: voulait-elle dire qu’elle s’était montrée lâche, ou qu’elle était innocente? J’ai décidé de consacrer un chapitre entier à cette phrase. Puis ça m’a paru assez fort pour en faire mon titre. Il m’arrive souvent de penser que si j’avais décidé de sortir ce soir-là, le livre aurait été tout autre… Parfois je m’émerveille des coïncidences -ou de ce que je crois en être. Peut-être s’agit-il d’autre chose, peut-être s’agit-il simplement du fait que quand vous êtes en plein processus d’écriture, vous êtes plus réceptif à ce qui vous entoure. Vous voyez soudain partout des associations avec ce que vous êtes en train d’écrire. En tout état de cause, cet état d’éveil ne dure malheureusement que quelques jours (sourire).

Vous expliquez dans votre livre que ce qu’on retient des romans, ce sont finalement les possibilités et les idées qu’ils nous apportent à travers des cas imaginaires. L’histoire n’est qu’un outil?

Ce qui se passe dans les romans n’a pas d’importance. On l’oublie très rapidement. Probablement, si je relis Madame Bovary, demain et pour la énième fois, il y aura des dizaines de pages qui me seront complètement inédites. Curieusement, ce qu’on oublie le plus rapidement d’un livre, c’est sa conclusion. C’est incroyable, parce que à la base, on lit pour connaître la fin. Je me rappelle que mon père par exemple, qui était un grand admirateur de Simenon, relisait certains Maigret tous les deux, trois ans. Je lui disais: « Tu lis encore Simenon? » Il me répondait: « Oui, parce que j’ai complètement oublié qui était le meurtrier! » Il se rappelait de l’atmosphère des livres, de Maigret, de sa femme, mais pas des « cas » en particulier. Alors il avait un vrai plaisir à les revisiter. C’est comme ça: un roman vous laisse avant tout des idées, des atmosphères, des possibilités de réflexion, vous fait penser plus profondément sur des choses qui sont dans votre vie et qui vous affectent. L’intrigue, c’est bien au moment de la lecture, mais si un livre s’en tient à ça, il ne laissera aucune empreinte, pas de traces. Vous voyez, je suis un grand admirateur du cinéma d’Hitchcock, et Hitchcock a fait quelques-uns des films les plus profonds et les plus complexes de l’Histoire du cinéma. Son génie a été de cacher cette dimension sous des intrigues qui fonctionnent comme des hameçons. C’est de là que vient son succès: il présente quelque chose qui intéresse superficiellement le spectateur pendant toute la durée du film, puis l’air de rien il le laisse sur une série de choses à digérer, réellement profondes, plus durables. C’est ce genre d’équations que j’essaie de proposer dans mes romans.

Vous faites dire à votre narratrice: « La vérité n’est jamais nette, c’est toujours un embrouillement. » On ne peut jamais rien savoir avec certitude?

Je crois vraiment que c’est impossible. Pas même sur les choses qui nous concernent. Nous pensons connaître notre histoire mieux que personne, mais si on commence à la raconter, on se confronte immédiatement à des zones d’ombre. Qui étaient mon père et ma mère avant d’être mon père et ma mère? Pourquoi suis-je né? Notre histoire croise constamment celle des autres. C’est presque impossible de savoir, de faire un récit cohérent par rapport à ce qui se passe. Tout peut constamment être nuancé, démenti. C’est le propre de l’Histoire, il suffit de prêter attention aux guerres d’historiens: même les faits les plus sûrs peuvent être mis en doute. En Espagne aujourd’hui, il se trouve des néo-historiens pour convaincre une partie de la population que ce n’est pas la rébellion de Franco contre le gouvernement qui a mené à la guerre civile, mais que c’est la république qui a été un désastre…

La littérature peut-elle prétendre à davantage de vérité?

Selon moi, le fait que nous vivions dans un monde d’incertitude, où tout est toujours provisoire, est précisément la raison qui fait que nous lisons des fictions: nous avons le besoin de rentrer dans une histoire complète, indéniable, qui ne peut être démentie. La littérature nous fournit des histoires définitives. Même si celles-ci ne sont jamais arrivées dans la réalité, même si elles n’ont que le degré de complétude que l’auteur a bien voulu leur donner, il y a là une dimension irréfutable, indéniable. Madame Bovary est morte de la manière dont elle est morte et ça ne peut pas changer. C’est une chose sûre, enfin, et pour toujours.

Comme les amours, en l’occurrence, part de l’idée d’un meurtre « banal » et « anodin », comme il en arrive beaucoup. Pourquoi partir d’un fait divers?

Il s’agissait d’explorer un crime individuel -ou « crime civil ». C’est une constante qui se répète dans toutes les parties du monde, et à toutes les époques de l’Histoire. Ce sont des crimes qui ne font pas le même bruit qu’un massacre, ou qu’un génocide, évidemment, mais dans un certain sens, ils sont plus terribles encore, parce qu’ils germent dans la tête de leurs meurtriers à chaque fois individuellement, sans accord préalable, sans qu’il y ait eu effet d’imitation ou de contagion, voire de fièvre collective, comme dans le cas du nazisme par exemple. Ils sont non seulement largement inconnus et inquantifiables -il faut les imaginer à l’échelle de l’Histoire!-, mais la plupart d’entre eux sont impunis, et le restent. C’est un pan absolument terrible de la vie… Si on y pense, ça mène à la plus sombre déception face à la condition humaine.

Comme les amours est votre treizième roman. Quel regard rétrospectif jetez-vous sur votre oeuvre aujourd’hui?

Je n’ai pas la sensation de construire une oeuvre. Si je le fais, c’est a posteriori, par hasard. Un résultat, plus qu’une intention. Quand j’ai fini un roman, je ne sais jamais quand je vais commencer le suivant, ou même s’il y en aura un. Je n’ai pas de plan, pas de projet: tout le contraire de Balzac (sourire). Je ne commence à écrire que quand j’en ai l’envie. Quand quelque chose m’intéresse ou m’inquiète suffisamment. Je ne parle jamais de « nécessité » de l’écriture, je trouve ça tellement pompeux! Mais bien sûr je pourrais citer des sujets récurrents de mes romans, des obsessions, des images, voire des phrases entières qui réapparaissent à l’identique d’un livre à l’autre… Certains critiques poursuivent la répétition ou le ressassement dans la création comme un défaut. Mais moi, en tant que spectateur, c’est ce que j’attends d’un créateur. J’attends de John Ford un film qui paraisse de lui! Je veux John Ford chez John Ford. Et Bergman chez Bergman.

Pour quelles raisons avez-vous commencé à écrire?

J’ai commencé à écrire quand j’étais très jeune, à 13 ans. Je l’ai fait pour mon plaisir, et d’une manière imitative. En fait, je me suis mis à l’écriture pour pouvoir continuer à lire une série de livres que j’adorais, une série très populaire en Espagne dont le héros était un jeune garçon. Un jour, je me suis rendu compte que j’avais lu tous les épisodes, et j’en voulais encore. J’ai donc logiquement commencé à en écrire la suite…

RENCONTRE Ysaline Parisis, À PARIS

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