MANIANT AVEC BRIO L’ART DE LA CITATION, DE LA MYSTIFICATION ET DE L’IRONIE, LES ROMANS DE L’ESPAGNOL ENRIQUE VILA-MATAS SONT UNE MISE EN JEU DE LA LITTÉRATURE ELLE-MÊME. ENTRE AUTOBIOGRAPHIE, FICTION ET ESSAI, UNE OEUVRE HANTÉE ET FOLLEMENT STIMULANTE.

Tomber sur Enrique Vila-Matas dans un festival littéraire comme celui de Passa Porta, c’est un peu comme le rencontrer à domicile. Ses livres ont fait de ce genre de circonstances une sorte de gimmick thématique. Cinéaste amené à foirer son allocution dans un colloque sur l’échec (Air de Dylan), écrivain abandonné dans un hôtel en marge d’une causerie sur les rapports entre fiction et réalité (Perdre des théories), alter ego de l’auteur convié à un symposium sur le thème de l’ironie (Paris ne finit jamais)…: les rassemblements d’écrivains, amenés à penser la littérature dans une sorte de parenthèse théorique hors du temps, ont effectivement de quoi faire léviter la machine Vila-Matas. Celle d’un écrivain qui n’a de cesse de mettre en scène dans ses romans magistraux la fiction elle-même.

Aussi, quand on le croise au sortir de son hôtel bruxellois, en route pour une intervention au festival retardée par la neige, on lui suggère que la chose ferait un facile début de roman. L’homme ne nous a pour ainsi dire pas attendu, qui est déjà deux chapitres plus loin d’une autre -bonne- histoire.

« Ce week-end en fait, j’étais invité au Salon du livre de Paris. Mais j’ai décliné, prétextant que j’étais invité à un congrès sur l’ambiguïté en Suisse. Ce qui est vrai, sauf que ce congrès se tiendra en fait la semaine prochaine, et pas ce week-end. » On s’étonne. Vila-Matas reprend, sérieux comme un pape: « J’ai accordé une interview aux Inrockuptibles il y a quelques jours, et quand ils m’ont demandé pourquoi j’avais choisi la Suisse, j’ai répondu: « Parce que je suis l’ambiguïté même. » Et c’est le titre qu’ils ont retenu pour l’article. Personne n’a vérifié les dates… J’aime beaucoup l’idée que tout le monde me croit là-bas, en pleine ambiguïté, alors que je suis ici. Un peu comme invisible. »

Né en 1948 à Barcelone, capitale où il avoue passer du castillan au catalan sans même y penser, Vila-Matas semble jongler avec la même aisance pour ce qui est du saut de la réalité à la fiction. Un goût qui lui est venu dans les contours censément objectifs d’une rédaction. « Quand j’avais 20 ans, j’ai été engagé comme journaliste pour un magazine espagnol qui s’appelait Fotogramas. J’y ai inventé des interviews de A à Z. Sans rien dire à personne. Marlon Brando, Milan Kundera, Patricia Highsmith… C’est là que j’ai fait l’apprentissage de la fiction, dans ces faux entretiens que j’imaginais. » Plus tard, la lecture de Borges, génial trompeur et labyrintique écrivain argentin, et la vision du Fake d’Orson Welles, film sur les notions de vérité et de mensonge dans l’art, jouent les révélations. « La littérature comme jeu, c’est fondamental. Le jeu permet de changer de positions, de ne jamais croire en rien, de mythifier ce qu’on croit savoir du réel. Par exemple, je ne comprends pas les écrivains sans ironie. C’est une amputation d’une partie de notre intelligence, de notre humanité. L’absence d’ironie, c’est le fascisme.  »

Impossible retour

Facétieux, imposteur et irrévérencieux, ce grand lecteur de Kafka conçoit son oeuvre comme une réponse aux écrivains modernistes. Parti sur les traces d’Hemingway dans Paris ne finit jamais, de Joyce dans Dublinesca, de Melville dans Bartleby et compagnie ou de Fitzgerald dans Air de Dylan comme sur celles de géants qui ne pourront jamais être égalés, Vila-Matas travaille à s’inscrire dans les marges de leurs chefs-d’oeuvre, emprunts et dialogues fantasmés avec ses mentors à l’appui. La démarche pourrait avoir quelque chose d’un refuge face à une déception contemporaine poisseuse. « Il ne se passe rien d’important dans le monde aujourd’hui. C’est comme si nous avions perdu quelque chose, mais que nous ne savions pas quoi. Les mêmes choses arrivent, inlassablement, en variations tragiques ou comiques. Il n’y a pas de surprise, c’est une certaine idée de l’ennui. » Sa surprise, Vila-Matas va précisément la chercher dans une esthétique unique du floutage entre autobiographie, fiction et essai. Une forme de collage post-moderniste? « Je ne crois pas en l’avant-garde. Elle appartient au passé. C’est un peu ridicule de croire que nous faisons quelque chose de nouveau aujourd’hui. Mais on peut chercher du neuf dans ce qui a été fait avant. C’est comme dans ce vers de Baudelaire: « Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau! » Aujourd’hui, nous sommes déjà dans le nouveau, et encore au fond de l’inconnu. C’est un mouvement stérile. Je parle beaucoup de la fin de la littérature dans mes romans. Parce que c’est selon moi l’unique moyen de sortir de l’impasse: être conscient que la littérature est morte et y revenir quand même. »

Peuplée de romanciers en quête de romans, de livres inachevés ou inachevables, de succès posthumes, de sosies et de maniaques du pseudonyme, l’oeuvre de Vila-Matas est une quête sans fin. Une manière d’introduire du vertige dans l’acte d’écrire, de lire, de faire de la littérature. « La littérature, pour moi, c’est la quête d’Ulysse, celle de l’impossible retour. Un voyage infini. Il y a ce film de Martin Scorsese sur Bob Dylan, No Direction Home. La première chose que Dylan y dit, c’est: « Je suis né très loin d’ici. Et je suis en chemin, je cherche ma maison. » La maison, c’est la littérature en définitive. C’est un cheminement sans origine, ni fin. C’est une demeure portative, qui accompagne. »

Bien accompagné, donc, mais sur le départ, Vila-Matas revient un instant sur ses pas: « Un jour, une journaliste du Monde est venue chez moi, à Barcelone. Nous avons parlé une heure, puis je l’ai raccompagnée et je lui ai dit: « Maintenant vous pouvez faire ce que vous voulez de cet entretien. En fait, je préférerais même que vous réinventiez tout ce que je vous ai confié. » » Nous nous garderons bien de dévoiler si l’auteur nous a accordé les mêmes libertés…

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