L’illustration au balcon

Manuele Fior habille superbement La Vie devant soi de Romain Gary. Une vieille tradition -celle des livres illustrés– qui s’offre aujourd’hui une nouvelle jeunesse, voire un nouvel âge d’or.

On peut l’affirmer sans grand risque de se tromper: le succès du Petit Prince n’aurait pas été ce qu’il est si Saint-Exupéry n’avait pas accompagné son conte de ses propres aquarelles, au moins aussi célèbres que son texte. De même, La Guerre des mondes de H.G. Wells et sa représentation anxiogène des extraterrestres envahisseurs n’auraient pas à ce point influencé 100 ans de science-fiction si le roman n’avait pas été illustré successivement par Henrique Corrêa, Warwick Goble, Charles Dudouyt et plus tard par Edgar P. Jacobs. Et même les Fables de la Fontaine sont associées pour beaucoup et à jamais aux gravures de Gustave Doré… Ce mélange de dessin et de texte fut quasiment la norme au XIXe siècle, avant de peu à peu se racrapoter sur l’édition jeunesse -donnant là aussi de fameuses rencontres (on se souvient avec force et émotion du texte de Fantasia chez les Ploucs de Charles Williams autant que des illustrations de Tardi qui accompagnaient son édition chez Folio Junior dans les années 80). Une sorte de « mise à l’index » qui semble désormais révolue: de grands romans « adultes » et parfois contemporains font aujourd’hui à nouveau l’objet de superbes rééditions illustrées, à commencer par ceux de Romain Gary. Le retour donc d’une vieille tradition, désormais menée par… des éditeurs BD.

L'illustration au balcon

Texte intégral

2017 restera une grande année pour les amateurs de Romain Gary. Le centenaire de la naissance de l’écrivain a été l’occasion de le remettre à toutes les sauces, du cinéma avec l’adaptation de La Promesse de l’aube, son récit le plus autobiographique, jusqu’à cette étonnante mais bienvenue initiative de l’éditeur Futuropolis de proposer une nouvelle édition du texte intégral de La Vie devant soi, publié en 1975 sous le nom d’Émile Ajar, accompagnée des illustrations du rare Italien Manuele Fior. Une initiative qui, outre l’intérêt marketing, ne sort pas de nulle part: il y a trois ans, Futuro s’était déjà essayé au beau livre illustré, et déjà avec Romain Gary, Joann Sfar s’était alors emparé, avant le cinéma, de La Promesse de l’aube, accompagnant le texte intégral de centaines d’illustrations noir et blanc, donnant autant écho à la vie chaotique de Gary qu’au style inimitable et nerveux du dessinateur. Lequel ne cachait rien de sa fascination pour le romancier, voire de son identification à lui.

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Rien de tout ça pour Manuele Fior, qui l’avouait dernièrement sans honte lors d’une présentation du livre dans une librairie parisienne: « Je ne connaissais pas Gary, il est beaucoup moins lu en Italie qu’en France. Mais dès que je me suis mis à le lire, sur demande de mon éditeur, j’ai tout de suite eu la sensation que je pouvais travailler avec, que ce soit en BD ou en roman illustré: impossible de ne pas ressentir immédiatement une énorme empathie pour ses personnages! » Un terme qui, de fait, s’impose tant à la lecture de la prose d’Ajar qu’au regard des illustrations de Fior, d’une chaleur et d’une humanité à la hauteur de celles de Momo et de Madame Rosa, le petit garçon arabe et la vieille femme juive au centre de ce roman dont on a déjà sans doute tout dit -la prose unique, la supercherie littéraire qui permit à Gary/Ajar d’être le seul à recevoir deux prix Goncourt, la représentation fine et sans fards du Belleville de l’époque, entre putes, petites gens et travelos- mais pas tout dessiné, à commencer par son indémodable modernité. « C’est un roman très actuel qui parle entre autres d’intégration, expliquait encore Manuele Fior. Une micro-société très mélangée avec des Africains, des Maghrébins, des Pieds-Noirs… Je suis certain qu’il était dans les intentions de Gary de montrer au reste de la France cette réalité qu’elle ne soupçonnait pas. Dans mon dessin, en plus de la chaleur des protagonistes, j’ai voulu restituer la spontanéité apparente de l’écriture de Gary, avec un dessin assez jeté et un traitement plus rapide que dans mes autres travaux (entre autres 5 000 km par seconde, élu il y a cinq ans Meilleur album au festival d’Angoulême, NDLR). J’ai essayé d’esquisser la vitesse de déplacement de Momo, qui bouge tout le temps, mais aussi sa vitesse mentale, capable de s’adapter aux changements qui se succèdent autour de lui. Ça, et l’amour évident que ressent l’auteur pour tous ses personnages. » Et qui irradie chaque page de cette nouvelle édition.

L'illustration au balcon

Cette approche très moderne d’une vieille tradition littéraire semble désormais faire des petits, une tendance il est vrai alimentée autant par l’intérêt que porte la bande dessinée à la littérature que par l’arrivée dans le domaine public d’innombrables oeuvres classiques. Alice au pays des merveilles de Carroll, Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, L’Appel de la forêt de Jack London ou Vendredi ou la vie sauvage de Michel Tournier viennent ainsi de faire l’objet de rééditions illustrées, non plus en poche mais en beaux livres. Plus étonnant, la collection Métamorphoses de l’éditeur Soleil vient de marier le classicisme du Carmen de Prosper Mérimée avec la modernité graphique et gothique de Benjamin Lacombe. De quoi donner une nouvelle vie, et une nouvelle lecture, à maints textes expulsés de l’actualité.

La Vie devant soi, d’émile Ajar (Romain Gary), illustré par Manuele Fior, Éditions Futuropolis, 230 pages.

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