IL FAUT ÊTRE UN PEU CINGLÉ POUR REVISITER UN DE SES DISQUES MAJEURS TROIS DÉCENNIES PLUS TARD. MAIS JOHN CALE, L’UN DES DERNIERS « MONSTRES » MATRICIELS, EST DE CETTE TREMPE-LÀ, ET PROPOSE SON CLASSIQUE DE 1982, MUSIC FOR A NEW SOCIETY, EN VERSION DRONE-ROCK.

John Cale, 74 ans dans quelques jours, n’accuse pas la cruauté virale de l’âge ni les saisons d’excès majeurs. Celles qui autrefois, l’ont mené à un souffle du précipice, tout juste sauvé par l’orgueil de vouloir continuer à créer, lui qui a été éduqué aux chorales anglicanes puis à la musique contemporaine du début sixties, avant d’intégrer le Velvet Underground (1964-1968). Gallois exilé à New York, il y cavale en compagnie d’un génial misanthrope (Lou Reed) et d’un maître imposteur (Warhol) sur deux premiers albums qui vont dessiner l’esthétique soft-noisy des générations suivantes. Aujourd’hui, rien ne semble loin pour ce fils de mineur, résident « des collines de Los Angeles », qui apparaît dans ses récentes photos promos en bermuda-cravate ou maquillé comme un stagiaire de Lady Gaga. Là, au quinzième étage qui plonge spectaculairement sur Londres, il est au naturel, cheveux neiges et nez proéminent. Avec quinze années de moins au compteur visible, si ce n’est une légère claudication dans la marche. On l’avait interviewé il y a une décennie lors d’une rencontre bruxelloise moins détendue mais surtout, on l’avait vu en concert solo un soir d’automne 1981 à New York quand la ville incarnait encore un dangereux Gotham puant. Cale avait déboulé seul sur la scène du Mudd Club, nightspot de TriBeCa où défilait le bestiaire urbain de Lou Reed, James Chance, Johnny Thunders et du peintre Basquiat. De cette lointaine soirée d’octobre et l’apparition de Cale vers les deux heures du matin, titubant seul au piano, on a retenu que le chanteur n’avait peur de rien. Capable d’alterner l’improbable hommage hystérique au King déchu (Jailhouse Rock)comme d’imprégner de sa propre tristesse d’enfance fissurée de magnifiques ballades pluvieuses. Surtout, cette période droguée- alcoolisée où il fait la bringue à répétition, avec Bowie notamment, précède d’un an la sortie de Music for a New Society. L’album paru en septembre 1982, que Cale revisite aujourd’hui dans un faux jumeau, M: Fans (lire critique page 23), est l’occasion d’une rencontre qui ne saurait en rester à de simples nostalgies.

On vous a vu à New York au tout début des années 80, au Mudd Club, un an avant la sortie de Music for a New Society. La performance scénique était pour le moins chaotique…

Le Mudd Club était un truc spécial où tout le monde traînait, pas forcément pour y écouter de la musique: les coups de poing y partaient assez vite (sourire). Steve Mass, le propriétaire, avait engagé les flics hors service de la New Jersey Turnpike Police et les avait postés à la porte et partout dans le club. Il ne devait y avoir que 300 personnes, mais tout le monde était très occupé à voir s’il allait se passer quelque chose d’un peu électrique.

Comme vous?

Oui, mon emploi du temps consistait d’abord à trouver de la poudre et à fréquenter les endroits où la musique se passait, mais je ne me rappelle pas de tout. Le principe était de commencer dans le plaisir et de ne pas se rappeler la fin de la soirée, ce qui peut passer pour une définition de la vie nocturne…

Ou du rock’n’roll. Au début des années 80, le punk est déjà officiellement mort, mais il reste cette énergie dévorante qui précède les « années Wall Street » où le business pop va être englouti par les garçons coiffeurs. Comment avez-vous vécu cette transition?

Je passais mes nuits au Studio 54 et j’y dansais l’équivalent de cinq miles. Je suis tombé sur ces mecs qui avaient fondé Ze Records, l’Anglais Michael Zilkha et le Français Michel Esteban. A l’époque, j’avais mon propre label, Spy Records, que j’avais voulu baptiser CIA Records, mais Miles Copeland, dont le père faisait partie de la CIA, m’a fermement déconseillé de choisir ce nom-là (sourire) (1). J’avais ce bizarre statut d’avoir fait partie du Velvet et d’avoir une popularité plus grande en Europe qu’aux Etats-Unis où, à part à New York et dans quelques villes, j’étais inconnu.

Dans quel contexte entrez-vous en studio pour boucler Music for a New Society?

A l’époque, ma compagnie Spy Recordss’était fondue dans Ze Records, je n’avais plus le temps de m’occuper d’un label. J’avais envie d’y aller seul sur l’album, même si un groupe y joue un morceau. Avec la volonté d’improviser au maximum, mon cerveau devant se préparer à la prochaine phrase, texte et musique: je m’assieds au piano, la bande tourne, et c’est parti. Parfois cela fonctionne, parfois non, et je le sais parce que pour remastériser l’album qui ressort aujourd’hui, j’ai parcouru les anciennes bandes. C’est comme cela qu’on a trouvé Back to the End, l’inédit.

Vous parlez de ce disque comme d’un enregistrement « fait dans une humeur grotesque, thérapeutique, folle »: c’est ce qui donne la vitalité à Music for a New Society?

C’est un album drainé par le sentiment de désespoir et l’espérance d’obtenir des réponses via la musique quand vous découvrez que vous n’allez pas être le boss d’une maison de disques, que vous n’allez pas être dans la position de signer d’autres artistes. Là, je me dis qu’entre le temps de réaliser ce disque et de le sortir, je serai vieux. Dès lors, il faut que les chansons soient assez fortes et terriennes pour qu’elles tiennent par elles-mêmes: même s’il y avait énormément de douleur là-dedans, il y avait aussi beaucoup de force, comme si la musique devenait un support vital, un appareil respiratoire.

Vous perdez votre père à l’époque, votre consommation de coke est incontrôlable: ce sont les sources du désespoir?

Non, je suis plutôt dans une quête d’identité: qui suis-je? Et comment je me définis sans les autres? Une question extrêmement simple. J’ai toujours été jaloux de l’incroyable capacité de Lou (Reed, NDLR) à composer des chansons, ce talent… Je n’ai pas ce truc quand je me mets au piano et que j’imagine d’emblée les trois ou quatre clés musicales possibles. J’ai dû, en quelque sorte, me déprogrammer.

Vous déprogrammer d’une longue éducation musicale qui commence dans le classique, enfant au Pays de Galles, et se poursuit dans le contemporain, puisqu’à New York où vous arrivez en 1963 pour étudier, vous allez interpréter John Cage, La Monte Young et puis plus tard, vous enregistrerez même un album commun avec Terry Riley, en 1971, Church of Anthrax

Le processus de déprogrammation est toujours en cours: c’est pour cela que j’admire les gens du hip hop, capables de régler les problèmes de structures de chanson dans l’instant! Aujourd’hui, je suis plus clair quant à mon identité que je ne l’étais en 1982. Ce qui me fascine, c’est ce qui n’a pas encore été écrit. Quand j’ai fait Chinese Envoy en totale improvisation, j’ai pensé que le texte était trop obscur, trop référentiel puis après, je me suis rendu compte qu’il avait les éléments d’une narration élégante, emplie d’âme, sans doute parce que la mélodie faisait « pardonner » les mots.

En disant cela, vous faites forcément référence au mode de création des surréalistes, non?

C’est de la musique à mes oreilles ce que vous dites, là (sourire). A l’université, j’étais fasciné par Max Ernst et l’homme à l’urinoir (sic). Cette manière qu’a eue Marcel Duchamp de quitter soudain le champ artistique pour se consacrer aux échecs: il savait qui il était!

La complexité de la langue, ses significations, viennent-elles aussi de la façon dont vous avez été éduqué au Pays de Galles? Votre mère vous a élevé dans sa langue natale, le gallois, alors que votre père ne parlait qu’anglais. Vous racontez que vous n’avez pu communiquer avec lui qu’en entrant à l’école primaire, à l’âge de sept ans. On peut parler de trauma?

Il y a beaucoup de colère qui vient de là! J’ai été traité comme un citoyen de troisième zone par ma grand-mère qui ne comprenait pas comment sa fille institutrice avait épousé un Anglais sans éducation, mineur de surcroît. C’est toujours en moi parce que c’est simplement impossible de s’en débarrasser. C’est permanent.

La décision de revisiter Music for a New Society est venue après en avoir réinterprété les chansons live au Danemark: pourquoi en faire un disque?

Sans vouloir le rendre plus « joli »,j’ai voulu abandonner toute idée de tristesse ou de nostalgie, avec l’idée d’emmener l’ensemble ailleurs. C’est pour cela que j’ai remis dans M: Fans une idée abandonnée à l’époque, une chanson qui mixe une conversation téléphonique avec ma mère.

Vous avez été éduqué de manière religieuse, vous racontez en avoir subi la violence (2). Mais cette musique s’est malgré tout insinuée dans votre corpus artistique…

J’ai toujours été fasciné par les harmonies vocales des Beach Boys et les chorales du Pays de Galles m’y ramènent depuis toujours! Les Beach Boys pratiquent une forme de musique religieuse tordue.

Dans If You Were Still Round, il est question de Lou Reed, non?

Oui, c’était l’anniversaire de sa mort et ce titre écrit avec l’acteur Sam Shepard semblait avoir le juste équilibre pour évoquer le partenariat qui me liait à Lou. Ma relation avec lui était devenue très… distante: j’avais été terriblement déçu d’apprendre qu’il s’était remis à boire parce que nous sommes deux cas fragiles du foie. Et puis il y a eu cet album avec Metallica. J’ai compris que ses vieux démons étaient de retour et, ce qui me semblait plus grave, qu’il avait vraiment perdu l’intérêt pour la notion même de travail. Lou et moi avons toujours basé notre relation sur le fait d’écrire des chansons ensemble, alors c’est vrai, qui suis-je pour donner des leçons de morale sur la consommation de drogue et d’alcool (Cale a arrêté de boire à la naissance de sa fille en 1985, NDLR), mais bon… L’écriture rock, c’est être dans les tranchées et batailler, c’est cela qui réunit les musiciens: quand soudain le Velvet a été fini (Cale est remercié du groupe en septembre 1968, NDLR), j’ai eu une terrible sensation de défaite, comme si j’avais été privé d’identité.

M: Fans est parcouru par des « drones »,ces bourdonnements qui traversent votre discographie depuis les expérimentations menées au début des années 60 à New York avec La Monte Young. Quel est le sens de ces interventions?

Pour moi, le drone est un outil qui crée de l’espace dans la musique, qui sculpte d’incroyables paysages. Et c’était l’idée sur M: Fans, que ces drones traversent l’improvisation et y donnent cette sorte de grandeur philspectorienne. A l’époque de La Monte Young, au début des sixties, on n’avait pas conscience de ce pouvoir sonore, du design apporté par le drone.

Quel est le rôle des nouveaux musiciens dans ce monde anxiogène?

Ils apportent de nouvelles idées, je les écoute parce que j’ai envie d’aller de l’avant, jusqu’à la fin.

Mourir en scène comme Molière?

Il est vraiment mort en scène? En jouant une pièce? Putain, c’est fantastique…

(1) MILES COPELAND EST LE FRÈRE DE STEWART COPELAND, BATTEUR DE THE POLICE, GROUPE QU’IL A MANAGÉ.

(2) DANS SON EXCELLENTE BIOGRAPHIE, WHAT’S WELSH FOR ZEN (2000), CALE EXPLIQUE AVOIR, ENFANT, SUBI DES VIOLENCES SEXUELLES DE LA PART DE DEUX PASTEURS.

RENCONTRE Philippe Cornet, À Londres

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content