REMARQUÉ AU FESTIVAL DECANNES, LE TURIST DE RUBEN OSTLUND MARQUE CE DÉBUT D’ANNÉE. LE CINÉASTESUÉDOIS CREUSE SOUS LA SURFACE, QUITTE À FAIRE MAL.

Calmement transgressif, le cinéma de Ruben Ostlund va voir là où la plupart passeraient sans regarder, en faisant semblant de ne rien remarquer. Happy Sweden, son premier long métrage, révélait sous un titre ironique une réalité tout sauf heureuse. Play abordait ensuite des rapports pervers entre adolescents sur fond de délinquance et d’immigration. Avec le captivant Turist, le natif de Göteborg quitte le théâtre de la rue pour celui, plus intime, du couple et de la famille, avec toujours la même approche exigeante et subtile, lucide et investigatrice, refusant le pathos comme la démonstration. « J’aborde mes sujets sous l’angle sociologique, explique le réalisateur, en ignorant la technique dramaturgique anglo-saxonne qui exige un héros positif, un antagoniste, un conflit et une résolution positive, victorieuse. Pour moi, le dilemme est la clé de toute dramaturgie: une série de choix qui se présentent, aucun n’étant facile à faire. Le spectateur comprend très vite à quel point la situation est difficile à gérer… »

Le déclencheur de Play avait été un article de presse (« cinq garçons noirs volent trois garçons blancs, en plein jour dans la ville de Göteborg, et ils en sont à une soixantaine d’actions identiques… « ). Celui de Turist vint d’une vidéo sur YouTube et a immédiatement engagé une réflexion chez le Suédois: « Un danger imminent, une famille: que se passe-t-il si le père fuit tandis que la mère reste pour protéger les enfants? Quelles questions cela soulèverait-il à propos des rôles masculins et féminins? » Ostlund se mit à parler de l’anecdote à ses connaissances, et les débats générés eurent vite fait de le convaincre « qu’il y avait là matière à faire un film, qui plus est dans une station de ski, un lieu où j’avais fort envie de tourner. J’en avais envie pour des raisons esthétiques, mais au fil du travail je me suis rendu compte que ce cadre générait une lutte entre l’homme et la nature qui ajoutait métaphoriquement au propos de mon film… »

Coureur de fond

Le cinéaste privilégie ces plans « où les rapports des personnages avec un environnement précis créent par eux-mêmes une tension« . Il cherche (et trouve) constamment, avec sa caméra, « la distance adéquate« . « Notre culture contemporaine privilégie tant et plus l’émotion, commente-t-il: le cinéma veut nous faire pleurer quand le personnage principal pleure à l’écran. J’aime au contraire regarder les choses et les gens avec un certain recul. En suivant la tragédie vécue par la famille de Turist à une certaine distance, nous sommes amenés à la situer dans un contexte, moral et même économique… » Parfois accusé de cynisme, Ostlund se défend en proclamant qu’il éprouve bien des sentiments pour ses personnages, mais que « le contexte est ce qu’il y a de plus important. » « Nous suivons toujours davantage les diktats de la société de consommation… et nous sommes de plus en plus seuls« , pose en amer constat celui qui fait du cinéma « un outil pour creuser plus profondément sous la surface des choses, sous les faux-semblants, les images rassurantes qui nous distraient de la réalité« . « Le cinéaste est un coureur de fond, sourit Ostlund, il peut passer trois ans sur un film, opérer de nombreuses recherches historiques, sociologiques et dire à propos du monde des choses encore non entendues, des choses inconfortables, et qui font réfléchir. »

L’inconfort du spectateur, le cinéaste suédois l’inclut dans les bases de sa démarche tranquillement iconoclaste. « Les membres de la famille de mon film sont beaux, riches et passent des vacances de rêve dans un site luxueux, mais en fait ils vivent en enfer! » Et d’imaginer une prise de distance énorme, « avec une caméra qui partirait des visages de ces gens pour reculer, reculer, reculer jusqu’à ce qu’on puisse voir la Terre entière, puis reculer encore jusqu’à ce que notre planète soit une petite boule dans une immensité de planètes et d’étoiles. » « Nos drames seraient alors rendus à leur trivialité, à leur insignifiance, conclut Ruben Ostlund. Ainsi de celui du mari de Turist, quin’a pas pu se montrer à la hauteur du rôle dévolu au mari dans notre culture de l’honneur, qui promeut une image protectrice du mâle… alors qu’on constate un taux de divorce énorme chez les couples ayant vécu un détournement d’avion par exemple (l’homme n’ayant pas fait preuve du courage espéré), et alors que, dans les catastrophes collectives, la plupart des victimes sont toujours des femmes et des enfants (les hommes ayant usé de leur force physique supérieure pour se sauver à leurs dépens)! »

RENCONTRE Louis Danvers

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