JOHN TURTURRO BRILLE SOUS LES TRAITS D’UN AVOCAT NE PAYANT PAS DE MINE DANS THE NIGHT OF, MINI-SÉRIE HBO CONFIÉE À STEVEN ZAILLIAN ET RICHARD PRICE, ET S’IMMISÇANT DANS LES ROUAGES DU SYSTÈME JUDICIAIRE AMÉRICAIN. FASCINANT AUTANT QU’AFFOLANT

De Barton Fink, le scénariste névrosé qu’il campait pour les frères Coen, à Barry Huggins, la star capricieuse de Mia Madre, John Turturro a toujours eu le chic pour créer des personnages hauts en couleur. Le John Stone qu’il habite aujourd’hui dans The Night Of, de Steven Zaillian, rejoint ainsi la galerie d’excentriques auxquels l’acteur de Brooklyn a su donner chair, avocat que l’on ne saurait réduire à son apparence négligée et à son eczéma galopant. A l’image, du reste, de cette mini-série qui, s’ouvrant en mode polar, déborde rapidement du « whodunit » classique pour s’intéresser aux rouages du système judiciaire américain, passé au crible de l’écriture de Zaillian (scénariste notamment de The Schindler’s List) et du romancier Richard Price, l’auteur de The Wire parmi d’autres.

A l’origine du projet, on trouve Criminal Justice, série anglaise créée en 2008 par Peter Moffat pour la BBC, et dont The Night Of est, en quelque sorte, l’extension étatsunienne. Au terme d’une nuit agitée s’étant terminée en trou noir, Naz Khan (Riz Ahmed), un étudiant new-yorkais d’origine pakistanaise, s’y voit inculpé de meurtre, et happé dans les rouages d’une machine judiciaire à laquelle il n’entend rien, et pour cause; moment où Stone, un homme de loi à la réputation raccord avec sa dégaine, approximative, entre en scène. Ce rôle, il était au départ promis à James Gandolfini, qui avait d’ailleurs tourné dans le pilote de la série, la disparition de l’acteur des Sopranos obligeant toutefois la production à rebattre les cartes. « Mon nom a alors été cité parmi d’autres, raconte John Turturro. Steven m’a toujours apprécié, et j’avais déjà travaillé avec RichardPrice (sur Clockers, NDLR). J’ai lu un épisode, avant de demander à voir l’ensemble, et j’ai trouvé que c’était admirablement rendu. Tous les personnages y étaient dessinés de façon complexe, et non juste en noir et blanc. Ils m’ont offert le rôle, et j’ai eu plusieurs mois pour me préparer. J’avais déjà tourné une autre mini-série, The Bronx Is Burning, une expérience gratifiante également, mais je n’avais rien fait d’aussi long. »

Son travail de préparation, Turturro l’a entrepris au départ du scénario, refusant de se reporter sur le modèle télévisé britannique: « On doit imaginer soi-même ce que l’on va faire du rôle », explique-t-il. Aussi a-t-il nourri quelque appréhension à l’idée de regarder le pilote de la série américaine, sentiment renforcé par la présence de Gandolfini, un ami proche (il l’avait d’ailleurs dirigé dans l’un de ses films, Romance and Cigarettes). « Il n’apparaît que dans une scène du pilote, mais il y est fantastique, confie-t-il au sujet de ce dernier. C’était en quelque sorte la patte de lapin au fond de ma poche. » Afin de mieux cerner John Stone, l’acteur s’est surtout immergé dans le milieu de la justice, fréquentant tribunaux et avocats notamment. « J’ai rencontré quelqu’un de fort proche de mon personnage, Richard Roberts, un conseiller devenu avocat, c’est lui qu’interprète Russell Crowe dans American Gangster. Et par l’intermédiaire d’un journaliste, j’ai fait la connaissance de Kenny Montgomery, une star du barreau et un homme avenant, ressemblant à Idris Elba. C’est une vedette, mais il m’a expliqué qu’il lui en coûtait beaucoup de faire ce qu’il faisait. Je l’ai rencontré souvent, et son aide a été précieuse, parce que c’est le genre d’avocat qu’aurait pu devenir John Stone s’il avait été en mesure de compartimenter ses sentiments. Il avait l’intelligence de la rue et savait détecter des choses, et bien que n’ayant pas fréquenté les écoles les plus chères et ayant eu un passé difficile, il a réussi à devenir un avocat plaidant. Mais il m’a dit aussi ne pas savoir combien de temps il serait capable de le faire. J’ai trouvé intéressant que John Stone soit quelqu’un ayant des capacités mais n’arrivant pas à les réaliser. J’en connais aussi dans mon métier, qui sont pourtant fort talentueux. Certains y arrivent tant ils sont passionnés, et peuvent considérer les choses avec distance. Mais d’autres ne peuvent supporter le rejet, l’insécurité, les mauvaises critiques. Il faut avoir la peau dure. J’ai trouvé intéressant qu’il n’y ait pas de méchants à proprement parler dans The Night Of, mais que l’on soit plus proche de la vie. »

Une approche romanesque

The Night Of dégage, en effet, un parfum d’authenticité peu banal. La mise en scène de Zaillian n’y est certes pas étrangère, et la série, qui se déploie entre le Queens et Manhattan, évoque irrésistiblement le cinéma américain des années 70, celui d’un Sidney Lumet en particulier, dont le réalisateur confie qu’il constitue son ADN. S’y greffe le souci du détail présidant à l’entreprise. Et enfin, dernier élément, une approche « romanesque », découlant du format même d’une mini-série, permettant d’explorer l’histoire centrale et ses nombreuses ramifications. « J’ai travaillé sur des adaptations littéraires, et bien souvent, ce que l’on aime dans le roman ne se retrouve pas à l’écran, parce qu’un film ne dure jamais que deux, voire rarement trois heures. C’est tout différent lorsque l’on en dispose de neuf, comme ici… », relève le comédien. Et d’ajouter: « D’autres films parlent du système de justice pénale, mais dans le cas présent, on le fait avec de telles nuances et une telle complexité que l’expérience s’avère presque hypnotique. On ressent littéralement ce que traverse ce gamin mis en prison, et c’était l’idée sous-tendant la série. Si l’on considère les livres qu’ont écrit Dostoïevski ou Soljenitsyne sur le crime ou le système pénal, ou encore ceux de Primo Levi sur les camps, ils parlent de la minutie de la situation. Si un auteur parvient à restituer cette dimension, on est en mesure de se demander comment on se comporterait dans des circonstances semblables. Et c’est ce que j’ai éprouvé… »

John Turturro y ajoute un élément de son cru, apportant à la série une touche d’humour décalé lui tenant lieu de respiration. Là encore, l’acteur revendique un souci de vérité: « Il y a des années de cela, quand j’ai travaillé avec Richard Price sur Clockers, de Spike Lee, j’ai fréquenté la brigade des homicides. Comme je suis un acteur fort chanceux, il y avait un meurtre chaque fois que je les accompagnais (rires). Ces types étaient les plus chouettes que l’on puisse imaginer, parce qu’il leur fallait survivre à ce qu’ils voyaient, et ils le faisaient à l’aide d’humour noir. Ils devaient pouvoir se relâcher. Et Richard est comme cela, c’est son type d’humour, on ne peut plus réaliste chez des individus confrontés au quotidien à ce type de situation. J’emprunte des choses chez les gens que je côtoie. Il y a toujours des éléments qu’un comédien peut absorber. »

Ressusciter « the Jesus »?

Le renvoi à Clockers illustre par ailleurs une théorie voulant que les films soient, en quelque sorte, des vases communicants. « J’ai volé à tout le monde, poursuit l’acteur-réalisateur. Quand j’ai travaillé avec Peter Weir pour Fearless, il mettait de la musique sur le plateau. J’ai demandé à Steven si je pouvais écouter de la musique sur le tournage de The Night Of, et il a accepté. Quand je me préparais, j’écoutais toujours Carmela, une chanson napolitaine de Mina que j’avais utilisée dans mon film Passione. A tel point qu’elle a fini par obséder Steven, et qu’elle s’est retrouvée dans la série. Le même genre de choses se passait avec Francesco Rosi. Chaque cinéaste est différent, mais beaucoup me demandent: « Comment faisait untel, ou untel? » On apprend de chacune de ses expériences, mais pour autant, quand je suis acteur dans un film, je ne veux en aucun cas me mettre à la place du réalisateur. C’est déjà assez difficile de le faire une fois de temps en temps… »

Trois ans après Fading Gigolo, où il dirigeait Woody Allen, John Turturro n’en déborde pas moins de projets. Une rumeur lui a même prêté l’intention de ressusciter « the Jesus », l’inoubliable Jesus Quintana qu’il incarnait dans The Big Lebowski. « Je ne suis pas légalement autorisé à en parler à ce stade, mon avocat m’a enjoint de ne pas en dire plus, mais c’est quelque chose à quoi je travaille. J’aimerais pouvoir vous en parler, lors de notre prochaine rencontre peut-être… » (rires) Chiche!

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Londres

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