COUPLET PATRIOTIQUE, HÉROÏSME DE BAZAR OU GLORIFICATION BÉATE DE LA VIRILITÉ: À HOLLYWOOD, LA RÉALISATION D’UN FILM DE GUERRE EST PAVÉE D’ORNIÈRES PIÉGEUSES. LOIN D’ÉVITER CERTAINS DE CES ÉCUEILS, LE FURY DE DAVID AYER, AVEC BRAD PITT, N’EN TEND PAS MOINS VERS UN LOUABLE SOUCI DE NUANCE ET D’AUTHENTICITÉ. EXPLICATIONS EN COMPAGNIE DES INTÉRESSÉS.

Trou perdu dans la campagne anglaise, Bovington n’est pas le genre de bled où l’on pense forcément à aller passer ses Trou perdu dans la campagne anglaise, Bovington n’est pas le genre de bled où l’on pense forcément à aller passer ses vacances. A moins d’être singulièrement porté sur la chose guerrière. Cette base militaire de la British Army, nichée au coeur d’une large étendue crasse et boueuse du Dorset, abrite en effet le Tank Museum, soit la plus grande collection de chars de combat au monde, dont l’un des plus fameux spécimens a gracieusement été mis à disposition de David Ayer pour les besoins de son nouveau long métrage, Fury. D’où l’ironie de voir débarquer le cinéaste en compagnie de Brad Pitt, un discutable chapeau orange sur la tête, au beau milieu de monstres métalliques à l’impressionnant potentiel de pénétration.

Le premier, pas du genre à faire dans la dentelle -il a scénarisé Training Day et The Fast and the Furious, a réalisé End of Watch et Sabotage-, entend avec ce film signer une plongée furieuse au coeur de la guerre et de ses complexes réalités. Le second, loin de son personnage de lieutenant cabotin et cartoon du Inglourious Basterds de Tarantino, y incarne un sergent américain en charge d’une mission suicide derrière les lignes ennemies à quelques jours de la fin du conflit 40-45.

Avec Fury, vous dites avoir voulu faire autre chose qu’un simple film de guerre de plus. En quoi ce projet serait-il singulier, selon vous?

David Ayer: D’abord parce qu’il se concentre sur une tranche de vie d’un conflit finissant: 24 heures dans la vie d’un tank et de son équipage, à un moment où les organismes sont épuisés, et où personne ne veut être le dernier bougre à mourir au combat. En outre, les histoires prenant pour cadre la Seconde Guerre mondiale sont souvent très romancées. Nous voulions faire le film le plus honnête possible sur le sujet, à la fois très juste sur le plan psychologique et hyperréaliste quant à son action. Pour ce faire, nous avons effectué énormément de recherches, phase essentielle à laquelle en a succédé une autre, d’intense préparation physique pour les acteurs. Ils ont notamment intégré un camp d’entraînement où ils ont suivi une formation graduelle et appris à se battre avec un équipement militaire. Vous voulez savoir de quelle étoffe telle personne est faite? Frappez-la au visage. Vous en apprendrez alors bien plus qu’au bout d’une longue conversation.

Brad Pitt:Nous avons également passé beaucoup de temps avec des vétérans de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi avec une série des soldats ayant pris part à des conflits ultérieurs. Nous leur avons demandé de partager avec nous leurs histoires personnelles, de manière à pouvoir nous identifier, et rentrer en quelque sorte dans leur tête. J’ai l’espoir qu’ils pourront ainsi se reconnaître d’une manière ou d’une autre dans le film.

Brad, vous avez récemment cassé du nazi chez Tarantino, pourquoi revenir avec un autre film se déroulant durant la Seconde Guerre mondiale?

Brad Pitt: S’il est vrai qu’ils partagent un même contexte historique, je dois dire qu’il est difficile de trouver deux films aux approches plus divergentes que ceux-là. Quand Tarantino s’attaquait à la guerre sous un angle pulp et fun, David recherchait quelque chose d’humainement plus profond et de plus frontal dans sa manière d’aborder la brutalité du conflit. Mon personnage, par exemple, surnommé Wardaddy, est quelqu’un d’éminemment expérimenté et de très strict, mais qui semble porter le poids d’une perte douloureuse. Lui et ses hommes ont survécu à la quasi-totalité du conflit, mais quand le film commence, l’équipage vient de perdre son cinquième membre. Un nouveau kid, interprété par Logan (Lerman, lire son portrait par ailleurs, ndlr), intègre alors ce qu’il convient sans doute d’appeler une famille. Ce jeune mec est innocent et inexpérimenté et il s’agit de lui transmettre les réflexes et la maturité pour assurer la sécurité du groupe. C’est à travers les yeux de ce dernier que le spectateur va découvrir la réalité du conflit.

Plus largement, pourquoi ce conflit n’en finit-il pas de nourrir l’imaginaire fictionnel aujourd’hui?

David Ayer: D’une certaine manière, je pense que c’est l’événement fondateur du monde moderne tel que nous le connaissons aujourd’hui. Cette guerre a touché la planète dans sa globalité, des îles les plus paumées du Pacifique jusqu’aux grandes capitales européennes. Et nous n’avons toujours pas fini d’en gérer les conséquences, qu’elles soient politiques, humaines ou économiques. C’est en outre un conflit résolument multi-facettes, qui a pris de nombreux visages et charrie un nombre incalculable d’histoires à raconter.

Beaucoup de films de guerre hollywoodiens ont tendance à faire vibrer la corde patriotique voire à glorifier la chose guerrière. Comment éviter ce genre d’écueil?

David Ayer: La guerre est une chose terrible, nous le savons tous. D’un point de vue de pur storytelling, elle induit, en soi, l’idée d’action et de spectacle. Ces éléments sont donc indispensables pour en traduire l’essence. Mais il s’agit aussi d’en exposer les conséquences: mentales s’agissant des soldats, humaines s’agissant des civils. Et elles sont telles que ces personnes en sont affectées jusqu’à la fin de leur vie, ainsi que leurs enfants voire même leurs petits-enfants. Ce film, c’est la tentative de montrer le plus justement possible à quel point les combats qu’ont connus les militaires et les populations durant la Seconde Guerre mondiale ont été traumatisants. Comme l’ont d’ailleurs été par après ceux menés au Vietnam, en Afghanistan ou en Irak.

Mais n’est-ce pas difficile tout au long de la préparation puis de la réalisation d’un film de guerre de ne pas développer une espèce de fascination ou de fétichisme pour les armes, les uniformes voire la violence elle-même?

David Ayer: C’est le piège, bien sûr. Et le plus souvent, à Hollywood, les instruments de mort sont en effet largement fétichisés. Venant moi-même d’une famille de militaires, et ayant fréquenté tant de gens qui ont revêtu l’uniforme, il m’est à vrai dire personnellement impossible d’envisager les choses sous cet angle. Car ce que je vois avant tout dans la guerre ce sont les individus, les visages, les personnalités… Fury est un film violent et spectaculaire, mais l’enjeu est ailleurs: il s’agit de figurer le ressenti de ces hommes qui livrent combat.

Brad Pitt: Si les armes ne sont en aucun cas glorifiées dans le film, il est cependant impossible de nier l’attachement très spécifique que les soldats développent, par exemple, pour le véhicule auquel ils sont liés. C’est en quelque sorte un second foyer: vous y mangez, vous y dormez, vous y pissez… Rien n’est confortable ou ergonomique dans un tank, et c’est un redoutable engin de mort, mais il en émane aussi un grand sentiment de sécurité. Et si vous traversez la guerre dans l’une de ces machines, il est littéralement impossible de ne pas y faire votre nid, et de ne pas développer un instinct de possession à son égard.

David Ayer: Pour revenir à la question des uniformes, permettez-moi d’ajouter que ceux de la Seconde Guerre mondiale ont profondément influencé la mode contemporaine. Des marques comme Diesel ou Ralph Lauren, parmi d’autres, sont parties de vêtements militaires pour créer leurs propres collections. Un certain fétichisme induit par l’uniforme, en soi, ne date pas d’hier…

Le titre du film est en fait le surnom donné à ce tank par ses hommes…

David Ayer: Oui, c’était une pratique très répandue de donner un surnom, le plus souvent féminin, au tank auquel on était attaché. Quand vous regardez des vieilles photos de l’époque, vous pouvez voir que le nom est souvent suivi d’un numéro, un 2 ou un 3. Ce qui veut dire que le premier a été détruit mais qu’ils ont décidé de baptiser le suivant de la même manière. Un tank du film s’appelle « Murder Inc. », et nous n’avons rien inventé: c’était effectivement le nom d’un véhicule durant le conflit. Il y a vraiment une tradition très riche en la matière. Le surnom « Fury » vient de l’idée de la rage, de la détermination, de la force qui émanent du personnage de Wardaddy. C’est la manière dont il mène sa guerre. C’est également une façon de décrire le concept de champ de bataille lui-même: les hommes et les machines forment une espèce de vague qui concentre en elle toute la violence du monde et emporte tout sur son passage. Vous pouvez entendre la bataille arriver, puis elle est là, ensuite vous pouvez l’entendre s’éloigner, comme une vague furieuse qui aurait balayé le paysage.

RENCONTRE Nicolas Clément, À Bovington

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