Prince des vendeurs de disques en Belgique, le Coutraisien pop n’est pas seulement un musicien doué mais aussi un peintre échappé de l’école Egon Schiele. Une journée londonienne à la Tate Modern décrypte la genèse de l’artiste multiple et de son nouvel album, le tonitruant HveLreki.

« Je suis rentré dans la pièce et le médecin m’a demandé de me déshabiller. J’ai enlevé ma chemise et j’ai vu son regard se perdre sur mes côtes, tellement maigres que j’avais l’impression d’être échappé de Buchenwald… Là, d’emblée, il m’a dit: « Non non ce n’est pas possible » . Il faut dire que je pesais encore 59 kilos pour 1m97. Il m’a signé un papier et je suis sorti: dans mon esprit, je venais de me faire réformer du service militaire et donc civil.  » Deux décennies et une vingtaine de kilos plus tard, Ozark Henry dans l’Eurostar perd son regard clair sur l’horizon de pylônes qui défilent vers Londres. Pour la première de ces 10 heures de conversation, la pop star de 40 ans fait rouler ses yeux comme pour une drôle de mise en orbite. Il répétera ce geste à chaque fois que passe un détail curieux ou sournois de sa biographique, moins lisse qu’elle n’y paraît.  » Quelques mois plus tard, 2 gendarmes sont venus me chercher à la maison: je n’avais jamais répondu aux convocations, je les avais systématiquement déchirées. Là, il me restait une seule chance de ne pas aller en prison et c’était de me présenter dans la semaine à un certain nombre d’organismes: j’ai fini par être embauché au Théâtre Antigone de Courtrai. Et cela a changé ma vie. » Là, au tout début des années 90, Piet Goddaer -de son vrai nom- fabrique des soundtracks pour les représentations, tripote ses bandes de Revox, y cale bruits, souffles et tremblements, prototypes exploratoires qui attirent l’attention. Une série de justes hasards éveillent aussi l’intérêt d’Anne Roseberry, une tête chercheuse anglaise qui a déjà travaillé avec de jeunes graines grandies en blé majeur (The The, U2): Piet devient Ozark et sort un premier disque en 1996, I’m Seeking Something That Has Already Found Me, sur un label indépendant belge, Double T, distribué par Sony. L’album accueille certains titres rescapés de ses années de théâtre coutraisien, tel que This Specific Cacophony: il montre la force de la voix, les nuances de couleur et de reverb’ qu’elle prend en déambulant dans un univers à l’unisson de la pochette, bout d’alien non identifié baignant dans une solution aquatique. Le disque se vend à 700 exemplaires:  » Je ne m’attendais pas à en faire un métier« , commente Piet dans un sourire d’enfant chinois. Sans la maréchaussée en quête de justice civile et l’absurde régime de cadavre ambulant, il est probable que Goddaer ne serait jamais devenu Henry. C’est la fameuse théorie du battement d’ailes du papillon: la poussière qui vient frapper l’£il de la critique et du public à l’autre bout du monde.

Huile

Attablé au restaurant du septième étage de la Tate Modern, les yeux clairs du chanteur scrutent le ciel bleu londonien assailli de nuages filandreux à la Turner.  » Quand je travaillais au Théâtre Antigone, je m’étais mis à peindre et j’y avais même fait un vernissage où pratiquement toutes mes toiles avaient été vendues. Je n’avais pas eu le temps de comprendre ce que j’avais réalisé, je me sentais mal, un peu comme si j’avais vendu mon âme. J’ai choisi de faire de la musique parce que je peux la partager sans la perdre. » Alors qu’on attend le fish & chips, Piet se rappelle des moments de formation à la peinture:  » J’avais 13 ans, j’avais arrêté le piano et je suivais des cours où je n’apprenais rien si ce n’est à bien regarder le cadre choisi et à comprendre la lumière. » Il lâche son admiration pour  » l’intensité » d’Egon Schiele, une inspiration visible. Après la naissance de son premier enfant, Zeger, début 2010 et une période qui succède aux coups d’éclats de concerts pleins à Forest et au Lotto Arena anversois, Piet s’est remis à l’huile et au couteau. Son autoportrait ( voir la couverture de ce numéro) ressemble à un fantasme de vieille photocopie couleurs qui aurait mariné des années dans le souvenir, avant d’être glacée dans un révélateur de jouvence cybernétique. D’ailleurs, la conversation fait sans cesse des allers-retours entre les attributs du succès et les fêlures qui tannent la peau. Un regard appuyé de Piet sur le parquet marron de la Tate amène ses impressions sur une certaine presse qui l’a méprisé pendant ses 2 premiers disques, pourtant applaudis par Les Inrocks et son équivalent hollandais Oor:  » Quand j’ai eu du succès avec mon troisième album, Birthmarks (en 2001, ndlr) , les gens d’Humo ont bien été obligés de parler de moi (sourire) et j’ai fait l’expérience de curieuses rencontres avec certains journalistes flamands, très divas. Ils avaient du mal à admettre que j’étais pratiquement l’un des seuls Flamands à être devenu populaire sans passer par le Rock Rally.  » Il ne faudrait surtout pas tomber dans le piège de l’artiste-à-succès-mais-qui-doute: 2 heures auparavant, le même Piet affirmait qu’il n’avait aucun doute sur son talent,  » même si cela sonne très arrogant. Il y a cette drôle de chimie qui fait que le succès amène généralement des critiques, mais entre les 2, mon choix est fait (sourire) .  » Ce yo-yo persistant entre triomphalisme objectif-la plupart de ses disques sont double platine en Belgique- et doute récurrent s’incarne aussi dans son apparence physique. Parfois, Piet attrape la lumière comme une réplique blonde de Joaquin Phoenix. La minute suivante, il dégage quelque chose de nettement plus rustre et terrien: le paysan italien incarné par Depardieu jeune dans 1900 ou un double mètre qu’on imagine dans les films danois désacralisés de Lars Von Trier. Le côté yin yang vient peut-être aussi de son français -totalement correct- qu’il manie avec le même accent granuleux qu’Arno, sans les ttttttttcccchhh d’hésitations bégayantes. On lui dit tout cela et il nous regarde longuement sans moufter: Piet est un garçon poli.

Hyperkinésie

Un deuxième élément construisant la biographie de l’artiste?  » Quand j’ai sorti Birthmarks en 2001, personne n’a remarqué que le disque était hanté par l’histoire de ma mère, morte d’un mélanome quand j’avais 15 ans. A ce moment-là, je n’en ai pas parlé mais tout était bien là, dans les chansons… » Avec cet événement, le  » bonheur » jusque-là vécu par ce grand gamin aux cheveux blancs – » à l’école, on m’appelait De Wette« – prend une autre tournure. On le cale au pensionnat où il traverse l’adolescence avec tous les spasmes du genre: un paquet de clopes par jour ( » juste pour faire chier« ) et de la glandouille qui n’est acceptée par les frères du Collège Saint-Amand que parce que Piet est une flèche en classe.  » J’étais timide mais j’étais aussi le diable, une bombe en pleine puberté.  » Un jour, il est physiquement attaqué par un camarade -qui s’est visiblement trompé de cible- et se défend: poing dans la gueule et coups de genoux, le mec est à terre, en sang.  » Je me suis senti très mal d’avoir fait cela, même si c’était de la pure défense: la violence physique me met très mal à l’aise. Je n’ai plus jamais recommencé. » Le petit Piet a été élevé avec son frère aîné dans des plans cool: maman est dans la couture, papa, Norbert Goddaer, est musicien, chef d’orchestre et arrangeur reconnu. Le gamin est bien un brin hyperkinétique, mais la musique canalise ses émotions:  » Notre père qui était un fan absolu de Stravinsky, nous a donné, à mon frère et moi, l’album Hot Rats de Frank Zappa, nous faisant aussi écouter Dave Brubeck, du jazz, du rock: là, j’ai compris que tous les styles musicaux avaient la même valeur, même la techno n’est que la simplification des règles classiques. » De ces années-là de piano partagé (avec le frère), Piet va tirer une facilité mnémonique, une approche naturelle des touches et des partitions lues et écrites comme une seconde peau.

Lumière

A la Tate, Ozark voulait voir l’expo de Gauguin. Une file aussi longue que les négociations sur BHV -à propos, Piet se définit  » comme belge« – et un timing bouffé par les autres salles ont eu raison du peintre français. Peu importe, Gauguin est un indice de plus sur ce qui fait bourlinguer Henry: des palettes de nuances colorées dessinant une silhouette tragiquement humaine. Pas étanche aux chansons à double tiroir d’Ozark Henry et ses trous de lumière noire qui virent à la célébration. Exit Gauguin: Piet se plante devant une sorte de flamboyante tenture géante qui évoque un coléoptère pendu au plafond. Plus loin, il rode autour d’un porte-manteau géant inversé et en admire la confection plus que le résultat. Face à une £uvre du Portugais Juliao Sarmento, il fait le pont:  » C’est comme une belle chanson qui se perd dans le noir.  » De salle en salle, des affiches réal-communistes aux photos explosives du New-Yorkais Bruce Davidson, des miniatures graineuses de Robert Frank au classicisme romantique de Meredith Hampton, Piet observe tout en téléphonant. Un homme occupé qui délègue management à Hambourg, avocat d’affaires, bureau comptable- tout en contrôlant ses dépendances. De l’ancienne centrale électrique qui allume les bords de la Tamise, Piet admire surtout le bâtiment, son énorme Turbine Hall d’entrée, ses volumes cubiques, ses néons allumant les escalators et, plus encore, ses matières premières, béton, bois, verre.  » La structure du bâtiment est si forte que l’art qui y est présenté ne paraît pas assez fort! Si je devais recommencer un métier, je choisirais l’architecture, j’ai toujours été fort en mathématiques (sourire) . Pour moi, il est important que l’architecture -comme la musique- donne plus de qualité à la vie, plus de lumière, tout en restant accessible.  » Donner de l’air et favoriser la montée d’oxygène dans son grand corps: en scène, il n’aime rien tant que convaincre les sceptiques. Même quand, placé au Pukkelpop -qu’il a fait 7 fois-, il se trouve devant des premiers rangs métalleux qui attendent bruyamment Korn. Le concert sera un triomphe. Le sens du voyage perpétuel le guide et le pousse maintenant à déménager à la Mer du Nord – » l’iode est bon pour les enfants« -, pas si loin de Courtrai où il a passé toute sa vie. Dans la nouvelle maison, il pourra enfin s’installer un atelier de peinture.

La dernière aventure, c’est bien sûr l’imprononçable HveLreki: en islandais courant, la métaphore  » qu’une baleine s’échoue sur ta plage » veut dire bonne chance… L’affaire a été enregistrée en Espagne, dans le studio de Youth, planqué dans la Sierra Nevada. Un nulle part montagneux au sud de Grenade. Martin « Youth » Glover a fait partie du mini mythe Killing Joke avant de devenir producteur à succès, travaillant avec The Verve, Paul McCartney, James ou même U2.  » Je suis venu chez lui, à Londres, pendant une semaine, lui jouant les morceaux en live, lui faisant écouter des maquettes: 50 titres sur les 350 (…) que j’avais écrits. Le deal était d’arriver en studio sans connaître les musiciens -qu’il avait lui-même choisis- et de boucler les 11 morceaux en 11 jours.  » Ozark ne sait pas, à l’avance, quels titres auront été choisis par Youth. Ce qui peut expliquer l’effet tonitruant de la musique, marée broutée jusqu’au tsunami. Le disque agit comme un baiser d’amphétamines un jour de grand vent. C’est la porte peut-être -enfin- ouverte au marché international. Malgré quelques frémissements urbains -à Paris ou Berlin-, Ozark Henry n’a pas encore fait carrière en dehors du Benelux. C’était là une des clés du contrat signé avec EMI-Belgique au printemps 2010, qui comprend d’ailleurs la liste des 9 pays -Benelux compris- où l’album sortira obligatoirement. Ozark y croit fort, nous aussi. l

u Les concerts du 21 et du 22 décembre à l’Ancienne Belgique sont complets,

nouvelle date le 23 décembre. Tournée belge en 2011.

u Voir aussi le shooting mode avec Ozark Henry dans Le vif Weekend de ce

vendredi.

Rencontre et photos Philippe Cornet, à Londres

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