LE CINÉASTE RUSSE ALEXANDER SOKUROV S’INVITE AU LOUVRE SOUS L’OCCU- PATION POUR LIVRER UNE RÉFLEXION FASCINANTE SUR L’ART, LE POUVOIR ET LE NAUFRAGE ANNONCÉ DE LA CULTURE EUROPÉENNE.

Adoubé par Andrei Tarkovski, avant d’obtenir la reconnaissance internationale à la fin des années 90 à la faveur du déchirant Mère et fils, Alexander Sokurov s’est imposé comme l’une des voix les plus originales du cinéma contemporain. Glissant de films intimistes en oeuvres historiques (la trilogie composée de Moloch, Taurus et Le Soleil, consacrés respectivement à Hitler, Lénine et Hirohito), le cinéaste russe a également multiplié les recherches plastiques, marquant les esprits avec L’Arche russe, visite du Musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, composée d’un seul plan-séquence. Francofonia, son nouveau film, en constitue en quelque sorte le prolongement, puisque le réalisateur s’y invite dans les travées du Louvre, sous l’Occupation -Sokurov confie d’ailleurs rêver d’un cycle qui engloberait encore le Prado, à Madrid, et le British Museum, à Londres.

En attendant, le musée parisien offre son cadre à une méditation philosophique fascinante, même si par endroits discutable, où, ajoutant à la liberté formelle son pendant narratif, l’auteur livre une réflexion toute personnelle sur l’art, le pouvoir et quelque chose comme le naufrage annoncé de la culture européenne, cristallisé sur un cargo pris dans une tempête, tel quelque Radeau de la Méduse. Le point de vue est fort et volontiers iconoclaste (guère étonnant, à vrai dire, si l’on se souvient de son adaptation de Faust), et l’homme se révèle à l’image de son cinéma: déconcertant. « Les circonstances extérieures n’influent en rien sur mon activité créative, commence-t-il, alors qu’on l’interroge sur les raisons qui l’ont conduit à tourner Francofonia aujourd’hui. J’ai étudié à l’époque soviétique (Sokurov est né en 1951, NDLR), dans un environnement fort chargé, mais j’ai continué à faire ce que je pouvais et ce que je voulais. Si vous voyez dans Francofonia des correspondances avec l’époque actuelle et les circonstances historiques, pour ce qui est de la situation humanitaire notamment, je ne peux que constater que cette dernière n’en finit plus de se répéter. Impossible d’en situer le début ni d’en prédire la fin, pas plus que de la circonscrire à une période. Mais mon film n’est pas un documentaire dédié au temps présent, et je n’ai pas d’intentions journalistiques. J’expérimente à l’aide d’une forme d’expression artistique afin d’exprimer mes sentiments et la confusion qui m’étreint. » Difficile, cependant, de se soustraire à un environnement géopolitique toujours plus écrasant. Et il ne faut d’ailleurs guère prier Sokurov pour qu’il en livre son analyse, parlant choc des civilisations à gros traits, qu’il assortit de saillies humoristiques acides -on serait curieux de l’associer un jour à un Michel Houellebecq.

Sans littérature, point de salut

Francofonia, au-delà de son contexte historique, et de l’attitude exemplaire de deux hommes responsables, ennemis puis alliés au nom d’un intérêt supérieur, à savoir la préservation d’un trésor culturel inestimable, pose la question de l’importance de l’art et de la culture, plus brûlante que jamais. S’il ne peut « envisager l’existence sans la culture européenne », Sokurov exprime une inquiétude profonde. Et d’asséner, pêle-mêle: « La seule nourriture qui puisse nous garder en vie, c’est l’éducation, l’instruction. Mais nous devons aussi revoir les principes politiques, et réévaluer le contexte international, la non-ingérence de l’Eglise dans les matières civiles devrait être une règle cardinale. Où restent les politiciens susceptibles de gérer la situation? » Vaste question, évacuée au prix d’une pirouette n’en étant peut-être pas tout à fait une: « Si, en référence à mon film, vous me demandez qui il y aurait lieu de réveiller, je vous dirais que Tolstoï, Thomas Mann ou Goethe pourraient constituer un bon choix. Des gens de ce calibre, ayant une perspective d’ensemble, sont désormais introuvables. Le Vieux monde a pourtant besoin de grands écrivains, ils ont la capacité de surmonter le temps: Tolstoï était capable d’aller dans le futur, de retourner dans le passé, d’en revenir et de rester notre contemporain. Dante, avec La Divine Comédie, a réussi à se rendre en enfer et à en revenir. Projetons-nous donc dans le futur à l’aide de la littérature; on pourrait aligner les autres arts derrière, avec le cinéma au dernier rang. Faute d’un système de valeurs, il jouit malheureusement d’un pouvoir énorme et totalement disproportionné. »

RENCONTRE Jean-François Pluijgers, À Venise

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