Star atypique, Gabriel n’a cessé de prospecter les réserves du monde pour construire une esthétique exceptionnellement tactile, à la fois mondialiste et intrinsèquement anglaise. Alors que sort un album de reprises, voilà les 5 principes de Peter.

Texte Philippe Cornet

1. Mise en son, mise en scène

Voix et orchestre. Ni guitares, ni batterie. C’est la nature et le slogan de Scratch My Back, le huitième album studio de Peter depuis 1977 (cf. encadré). Comme par réflexe pavlovien, on attend toujours de Gabriel une prouesse visuelle ou une saillie technologique. Ici, il s’annonce sans instruments rock, évincés au profit d’un écrin symphonique. D’une certaine manière, PG est le plus shakespearien de tous les chanteurs anglais. Non seulement il couche ses chansons dans les drames horizontaux (mort, amour), mais il ne peut s’empêcher de les théâtraliser. Ce sera, bien sûr, la caractéristique flamboyante de ses années Genesis (1967-1975): le groupe se distance des vanités prog-rock en effleurant des histoires volontiers surréalistes. En scène, avec quelques costumes beaux-bizarres, le jeune Gabriel, né en 1950, fait sensation: habillé en femme à tête de renard, en archange voilé, en Britannia, en vieillard pré- Mr Nobody, en étranger récurrent. Quand il aura fait le tour de cette garde-robe transformiste, Gabriel quittera Genesis dans les effluves d’un album ( The Lamb Lies Down On Broadway, 1975) où, en jeans, cheveux courts et blouson de cuir, il rompt déjà avec la première partie de sa vie publique. Amateur de concepts, il nomme ses 4 premiers albums en solo (1977-1982) de son seul patronyme, Peter Gabriel. Ce qui, incidemment, révèle un parfait humour anglais.

2. Technophilie avancée

Le père de PG était ingénieur électrique (comme Thomas Edison). Sans fantasme freudien, on peut imaginer que Peter en a hérité une fascination persistante pour la technologie. Quand son paternel meurt, à la fin des années 90, Peter écrit Father Son, l’un des 3 ou 4 moments emblématiques de sa carrière. Cette somptueuse déclaration d’amour se retrouve sur l’album OVO, disque conçu comme bande-son d’une exposition techno avant-gardiste tenue au Millenium Dome de Londres en 2000 (1). Cette histoire est la métaphore parfaite de l’utilisation par Gabriel de la technologie – visuelle, instrumentale, communicative – dans sa musique, le lien qu’il veut toujours charnel entre l’émotion et sa diffusion. C’est en développant le vidéo clip que PG installe une image (post)moderne, mixant déjà des éléments tribaux aux expérimentations futuristes: Games Without Frontiers (1980) et Shock The Monkey (1982) sont dans cette veine exploratoire. Gabriel est parmi les premiers à utiliser le Fairlight, le sampling et à enregistrer intégralement en digital, en 1980. Il est pionnier au mitan des années 90 dans le domaine du CD-Rom, l’extraordinaire odyssée d’ Xplora et Eve, ainsi que dans la distribution digitale. Sa compagnie OD2 étant finalement rachetée par la compagnie Loudeye en 2004 pour 40 millions. Elle est aujourd’hui propriété de Nokia.

3. Idéologies

Quand PG enregistre des singes bonobos – originaires du Congo – à l’Université de Géorgie en 2001, c’est parce qu’il veut traverser les limites du langage. Il s’en inspirera pour le titre Animal Nation. Mais décidé à ne pas opérer seulement en surface de l’étude comportementale, il va aussi travailler à la construction du réseau ApeNet qui permet la communication entre grands primates. Avec Gabriel, on est assez loin de la (faible) moyenne idéologique de la pop star, façon  » Je suis végétarien et je n’aime pas la fourrure ». Sa gamme intellectuelle est à la fois poétique, prospective et engagée. Certaines idées restent au stade de l’utopie – le projet de parc d’attractions technologiques concocté avec Brian Eno -, mais son action militante ne l’est pas. Il y a bien sûr la face spectaculaire, comme les 2 tournées pour Amnesty International de 1986 et 1988, mais aussi des initiatives de militantisme au long cours. Ainsi, en 1992, Gabriel fonde WITNESS, organisation aujourd’hui présente dans 50 pays et qui fournit des caméras vidéos et des outils Internet pour documenter les abus en matière de droits de l’homme. Politiquement, après avoir voté et contribué à la campagne des travaillistes en 1998, déçu par la politique étrangère pro-Bush de Tony Blair, Gabriel s’est rapproché des verts anglais, leur donnant en 2005 la permission d’utiliser sa chanson-tube, Don’t Give Up.

4. Real World

Dans Biko (1980), PG raconte le meurtre par ses geôliers de l’activiste sud-africain anti-apartheid Steve Biko, à l’été 1977. Cette chanson est un fracassant serment politique doublé d’une ouverture à la culture africaine. En instaurant en 1980 l’organisation WOMAD (World Of Music, Arts And Dance) et son premier festival 2 ans plus tard, Gabriel installe une exploration des musiques en grande partie en provenance du Tiers-Monde. Il la prolonge, logiquement, par la création en 1989 du label Real World et du studio du même nom, aménagé dans un ancien moulin du Wiltshire. Le tout avec les plantureux dividendes de l’album So, son plus gros succès international, paru en 1986. Sur Real World, sont révélés à un tout nouveau public occidental des musiciens tels qu’Abdelli (Algérie), Geoffrey Oryema (Ouganda), Joseph Arthur (USA), Mari Boine (Norvège), Papa Wemba (Congo), Sheila Chandra (Inde) ou Yungchen Lhamo (Tibet). Sans oublier les 8 albums de Nusrat Fateh Ali Khan (1948-1997), l’Orson Welles du chant qawwal, la musique sacrée des soufis. En faisant découvrir un artiste d’une telle amplitude, Gabriel affirme la transversalité absolue des cultures. Régulièrement, il organise des sessions studios où l’internationale de la musique se rencontre et enregistre de commune façon, sans jamais céder à la tentation de l’exotisme criard. Qui dit mieux?

5. Star attitude

Lorsqu’on rencontre PG, on est scié par son manque absolu d’arrogance, caractéristique pourtant commune aux gens de son rang. Hormis une brève période des années 80 où il prend les atours visibles de la pop star – il partage alors la vie de l’actrice Rosanna Arquette -, Gabriel semble d’un prototype rare: le musicien célèbre humanisé. L’artiste aura 60 ans ce 13 février, cap symbolique d’un (quasi) troisième âge sans cesse renié par l’avancée de la science et de la médecine. Pourtant, Gabriel est devenu physiquement sage avant son heure biologique, adoptant une allure de bonze bien nourri alors que d’autres s’escriment au jogging. Refus de jeunisme ou conviction naturaliste, c’est la preuve que l’on peut fabriquer des fantasmes d’images musicales ou visuelles, et se contenter de la sienne. Sans trucages.

(1) Aujourd’hui recyclé en salle de concert sous le nom de 02.

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