L’air de la mère

"Ce disque raconte quelque part tout ce que je voudrais dire à mon enfant. Il est devenu cette espèce de lettre à ce mioche que je n'aurai peut-être pas. Réfléchir comme un parent change ta manière d'écrire." © Lauren Dukoff

Devendra Banhart questionne l’amour maternel et évoque par la métaphore son rapport à un Venezuela ravagé par la dictature sur un huitième album, Ma, à la beauté polyglotte.

Dans un luxueux et lumineux hall d’hôtel parisien où il vient de terminer une interview par téléphone, Devendra Banhart fait un petit signe et un grand sourire pour s’excuser de l’attente, bénit son repas et enfourne quelques bouchées pour couper sa faim. Gentillesse, zénitude et coolitude faites homme, Banhart est aussi mine de rien un artiste engagé toujours prêt à défendre les bonnes causes et à venir en aide aux plus fragiles. Que ce soit le peuple vénézuélien, le pays du Soleil-Levant ou la communauté trans. Discussion à coeur ouvert…

Tu étais en train de prier?

J’ai juste pris un petit moment pour exprimer ma reconnaissance de pouvoir manger. Ça dit un truc du genre: merci pour cette nourriture, parce que si elle me nourrit, peut-être qu’un jour elle nourrira quelque chose d’autre. La terre ou je ne sais quoi… Ce n’est pas lié à un culte en particulier. À moins que tu considères ainsi la sagesse et la connaissance du Védanta ( une école de philosophie indienne qui définit la nature de l’existence, NDLR).

C’était quoi l’idée avec Ma, ton nouvel album?

Quand j’ai commencé à réfléchir à ce dont il devait parler, j’ai réalisé que tout le monde dans mon groupe avait des enfants sauf moi. Je les aime. Je suis un peu comme leur tante. Pourquoi pas leur oncle? Jamais. S’il vous plaît, non. J’ai bon goût. Voilà pourquoi. ( rires) Je suis donc leur tante et je peux observer l’incroyable, difficile, stimulante mais surtout incroyablement belle relation que les membres de ma famille, les membres de mon groupe, entretiennent avec leurs enfants. Cette interaction entre une mère, un père et leur progéniture. Je ne perçois pas ça chez des gens que je viens de rencontrer mais chez des mecs que je connais depuis des années. Je pense à Greg Rogove, Luckey Remington, Noah Georgeson… Leurs gosses ont un, deux, trois ans. Ça change les relations humaines de si jolie façon. Ça ne pouvait qu’influencer le disque. Puis, j’ai le luxe de rentrer à la maison, d’écrire sur le sujet. J’ai l’espace pour le faire. Eux ne l’ont pas vraiment. Tu es papa. Tu sais que c’est un boulot à plein temps. Et donc moi, mon boulot, c’est l’observation. Je les observe dans cette tâche si prenante, importante et j’en fais des chansons.

Ça a questionné ta propre paternité?

J’ai en tout cas réalisé qu’ils ont mon âge, que je n’ai pas d’enfant et que peut-être jamais je n’en aurai. Il n’est pas trop tard. Mais qui sait? Ce disque raconte quelque part tout ce que je voudrais dire à mon enfant. Il est devenu cette espèce de lettre à ce mioche que je n’aurai peut-être pas. Réfléchir comme un parent change ta manière d’écrire. Et c’est ce qui m’est arrivé. Les thèmes ont commencé à bourgeonner. J’ai imaginé à quoi ça ressemblait de se séparer de son fils et de le confier à d’autres dans le cadre d’une adoption, la douleur que ça devait faire surgir de réaliser que le plus bel acte d’amour envers lui était de s’en séparer. De le regarder grandir mais de ne pas pouvoir l’accompagner. Je compare ça au sentiment d’être vénézuélien mais de ne pas vivre au Venezuela.

Qu’entends-tu par là?

Que je peux comparer cette situation à l’idée de regarder, impuissant, les souffrances de la population. Le Venezuela n’est pas mon enfant, je suis le sien. Il est comme ma mère. Et je ne peux pas l’aider. Parce que le gouvernement et l’armée empêchent tout réel soutien. On a donné un concert caritatif à Los Angeles. J’ai envoyé de l’argent à ma tante. Elle a pris l’avion pour le Venezuela mais avant qu’elle arrive à l’hôpital, la police a essayé de confisquer tous les médicaments qu’elle y amenait pour des enfants… Système d’État? Corruption? On parle surtout d’une dictature. Une dictature qui ne protège pas sa population mais qui essaie de conserver son identité tribale et nationale à travers l’oppression. Un autre bon exemple est sans doute la Corée du Nord. C’est une dictature qui déclare la guerre au monde mais aussi aux siens. Ces dictatures tiennent sur l’identification de la population à la nation. Elles ont besoin du soutien de ces gens qu’elles dominent et qu’elles lobotomisent. Contrôle, violence, asservissement. Au Venezuela, on en est à un point tel que le pouvoir n’a plus le soutien du peuple. Quand tu n’as pas de liberté, c’est déjà terrible. Mais au Venezuela, les gens meurent. Les infrastructures sont en si piteux état, les choses si mal organisées qu’il n’y a pas toujours d’électricité. Ce qui veut dire que dans les hôpitaux, tu n’as plus de respirateur artificiel par exemple. L’agriculture et le système économique se sont totalement effondrés. Tu ne peux même pas acheter de nourriture parce que la monnaie est sans valeur. Tout va très mal. C’est bien bien pire en réalité que les histoires et les récits que tu peux recueillir ici.

Comment le pays est-il tombé si bas?

Pour la police, l’armée qui ont voulu intercepter les médocs, c’était une opportunité de nourrir leurs propres familles. Tu vois ce que je veux dire? Ils ne sont pas diaboliques. Ils essaient juste de subsister. Au bout de la chaîne, tu as des gens qui ont commis tellement de crimes que tu peux les considérer comme ( il cherche ses mots)… Comme la plus haute manifestation des ténèbres de l’âme humaine. Je ne les qualifierai pas de diaboliques mais tellement de souffrance et tellement de choses horribles sont arrivées que ça a créé cette situation monstrueuse. Ils ne reconnaîtront même pas, j’imagine, leur responsabilité.

Le disque parle aussi des vertus maternelles de la musique…

Oui. Et de ma gratitude à son égard. Il y a notamment une chanson sur une chanson. Elle s’intitule Carolina. C’est un morceau de Chico Buarque. Même si Caetano Veloso en a signé la meilleure version. J’ai aussi invité Vashti Bunyan qui est quelque part une mère pour moi. Il y a des années, je commençais à Paris. Je n’avais aucun contact. Personne dans mon répertoire de téléphone. Pas de téléphone d’ailleurs. Juste cette inspiration, cette envie de partager la musique et l’art, de voir si une carrière était possible. Mais tout ce à quoi j’ai fait face pendant des années, ça a été le rejet. Le rejet et les murs. Ce n’est pas évident de percer sans soutien. Et des murs, tu en as partout. Ils t’empêchent de trouver des endroits où jouer, de rencontrer un label. Tu n’imagines pas combien de maisons de disques ne m’ont même jamais répondu. Je parle du monde de la musique. Mais c’est aussi le cas dans celui de l’art. J’ai donc dû, comme tous ces gens qui n’ont pas de passe-droit, tracer mon chemin. Je suis content et reconnaissant d’avoir traversé le processus standard. À l’époque, j’enviais ces gens dont le père ou l’oncle était à la tête de quelque chose qui leur ouvrirait des portes. Mais avec le recul, je suis heureux. Parce que même ceux qui ont le carnet d’adresses doivent faire face aux refus, à l’indifférence, à des jugements qui font parfois terriblement mal… Certains de ces artistes nés avec « une cuillère en argent dans la bouche » ont des chemins encore plus compliqués à bien des égards que les miens. Notamment en termes d’attentes… Et puis moi, j’avais la musique de Vashti. Quand je me sentais seul, égaré, perdu, effrayé, spirituellement et émotionnellement, fatigué physiquement, je me passais Just Another Diamond Day. Et j’étais réconforté, soigné, en sécurité, nourri par sa musique… Comme on se sent en la présence d’une mère. Vashti est l’archétype de cette expérience mais la musique et beaucoup de musiciens de manière générale ont joué ce rôle. Alice Coltrane par exemple. Tu l’écoutes et tu te sens aimé.

L'air de la mère
© Lauren Dukoff

Ay Mama, Hey Mama Wolf… Le sujet est récurrent chez toi.

Le thème maternel est quelque chose qu’on explore toute sa vie. C’est une partie primordiale de notre existence. La relation qu’on entretient avec nos parents explique en bonne partie ce que nous sommes. Dans tous les cabinets de psychologue, la première question qu’on te pose, c’est: quelle relation entretiens-tu avec tes parents? Comment cette relation t’affecte et comment évolue-t-elle? Ça a toujours fait partie de mon travail.

Comment Cate Le Bon a-t-elle atterri sur ton disque?

Cate est la meilleure. J’aime Cate. J’adore Cate. C’est une de mes grandes amies. Je lui ai demandé. Je pensais qu’elle n’aurait pas le temps. Elle ne l’avait pas, mais elle a fait en sorte que ce soit possible. Elle chante sur la chanson Now All Gone. Ce n’est pas parce que c’est elle mais son dernier album est le disque de l’année. Reward est un chef-d’oeuvre. Quand je vois la lumière, c’est à elle que je pense. J’associe Cate Le Bon au soleil désormais. Je l’ai rencontrée via Josiah Steinbrick qui avait travaillé sur son album Mug Museum. Tim (Presley) avec qui elle joue dans Drinks, je le connais depuis qu’on est ados. On a été au San Francisco Art Institute ensemble. Je n’ai encore rien dit de valeur depuis le début de cette interview mais s’il te plaît, cher lecteur, écoute le dernier album de Cate Le Bon, celui d’Aldous Harding, celui de H. Hawkline et celui de Tim Presley alias White Fence. J’allais oublier de préciser. Osian Georgeson, le fils de Noah, qui a deux ans, joue du synthé sur la chanson avec Cate Le Bon. J’ai bien eu un loup qui devait avoir un an sur Cripple Crow. Mais c’est la plus jeune personne qui ait jamais participé à un de mes disques…

C’est quoi l’idée de ton bouquin Vanishing Waves?

Il s’agit du catalogue de deux expositions à Tokyo et Kyoto. Tous mes dessins ont été vendus et les bénéfices ont été reversés à trois associations caritatives suite au séisme de Tohoku. Quand ce tsunami a submergé et détruit Fukushima, qu’il a répandu la radioactivité dans l’air, beaucoup ont aidé. Mais des années plus tard, les victimes étaient encore en train de reconstruire leur vie, devaient encore faire face aux conséquences de ce drame. Reconstruire la ville aussi. J’ai fait le moins que je puisse faire. C’est l’une des plus belles choses de l’ère digitale. On peut tous contribuer un peu, ne serait-ce que d’un euro, à une cause qui frappe l’autre bout du monde. Ça fait une petite différence.

Il y a tellement de causes. Pourquoi celle-là?

Parce qu’elle me va droit au coeur. Le Japon est important pour moi et la culture japonaise m’a beaucoup influencé (le premier titre extrait de l’album, Kantori Ongaku, est un hommage au musicien expérimental Haruomi Hosono). J’ai une connection de karma avec le Japon. On y est allés juste après le désastre. Et trois ans plus tard, je lis un article où on parle de ces gens qui cherchent toujours des membres de leur famille. J’ai une pote obsédée par le fait de sauver les animaux torturés. D’autres tiennent à soutenir la recherche contre le cancer ou les sans domicile fixe. J’habite dans une ville remplie de SDF. À San Francisco, c’est un truc de malade. Tu ne peux pas imaginer. Je viens d’y retourner. Tu as les bureaux de mecs qui gagnent des milliards, je ne veux pas les blâmer, mais à leurs pieds, des gens campent et meurent de froid à moitié nus dans des hivers glaciaux. L’opportunité de soulager la douleur, la souffrance des autres est sans fin. Elle dépend juste de ce qui t’intéresse et te tient à coeur.

Un petit mot sur Fragments du monde flottant, la compilation de démos que tu as récemment fomentée?

Je suis ami avec le mec qui dirige le label Bongo Joe. On voulait faire un truc ensemble. Et via un autre projet caritatif, je suis tombé sur un tas d’archives et de vieilles cassettes incroyables d’Arthur Russell. J’ai demandé si on pouvait utiliser une petite démo et partant de là, j’ai proposé à des amis de me filer une des leurs pour une compilation. Ça n’a pas été évident de les convaincre. Parce que personne ne veut qu’on entende ses ébauches de chansons. Mais j’ai exploité le nom du roi Arthur pour que tout le monde accepte. La démo pour moi est la version la plus intime d’une chanson. Écouter une démo, c’est comme la voir nue, dans son état le plus vulnérable, le plus pur. Ma chanson préférée de John Lennon est une démo jamais sortie: A Friend of Dorothy’s. Elle est juste parfaite. Récemment, il y a eu les démos de Prince au piano. Tu imagines celles de George Michael? Elles doivent être incroyables. Ou celles de Kate Bush… Ce serait génial de lancer une série.

L'air de la mère

Devendra Banahart « Ma »

Trois ans après Ape in Pink Marble imaginé comme la BO d’un hôtel vétuste dans la banlieue de Tokyo, Devendra Banhart réfléchit l’amour maternel et le projette sur sa relation avec le Venezuela. En espagnol et en anglais, tantôt dépouillé, tantôt tapissé de cordes, de bois, de cuivres et de claviers, Ma joue tout en douceur avec les ambiances quand il n’invite pas Cate Le Bon et Vashti Bunyan à pousser la chansonnette. Kantori Ongaku rappelle Foxygen. Memorial lorgne du côté de Leonard Cohen. Carolina part en vacances au Brésil et Love Song sent à plein nez la sensualité. Un disque soigné, beau, poétique et joliment imagé.

Distribué par Warner.

7

L'air de la mère

Devendra Banahart « Ma »

Trois ans après Ape in Pink Marble imaginé comme la BO d’un hôtel vétuste dans la banlieue de Tokyo, Devendra Banhart réfléchit l’amour maternel et le projette sur sa relation avec le Venezuela. En espagnol et en anglais, tantôt dépouillé, tantôt tapissé de cordes, de bois, de cuivres et de claviers, Ma joue tout en douceur avec les ambiances quand il n’invite pas Cate Le Bon et Vashti Bunyan à pousser la chansonnette. Kantori Ongaku rappelle Foxygen. Memorial lorgne du côté de Leonard Cohen. Carolina part en vacances au Brésil et Love Song sent à plein nez la sensualité. Un disque soigné, beau, poétique et joliment imagé.

Distribué par Warner.

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