Sur arrière-plan d’une épidémie de tuberculose ayant sévi, au début des années 50, chez les Inuits, le réalisateur canadien Benoît Pilon signe un film rare sur le déracinement.

« S’il y eut bien le Nanook l’Esquimau de Robert Flaherty en 1922, populaire au point d’inspirer à une marque française de bâtonnets glacés son nom, passé ensuite dans le langage courant, c’est peu dire cependant que la communauté inuit n’a guère eu les faveurs du grand écran. Dans un passé récent, on pense certes à Kabloonak, sur le tournage de Nanook of the North, justement, et au formidable Atanarjuat: la légende de l’homme rapide, au début des années 2000; pour le reste, un grand blanc… Atanarjuat n’était autre que Natar Ungalaaq, un acteur que l’on retrouve dans Ce qu’il faut pour vivre (Inuujjutiksaq, en inuit), un film étonnant du cinéaste canadien Benoit Pilon, dont le public belge avait pu apprécier le documentaire Roger Toupin, épicier variété, Bayard d’or à Namur.

Remontant au début des années 50, le film raconte l’histoire d’un homme, Tivii, un chasseur arraché à sa famille et à son environnement lorsqu’on le découvre atteint de la tuberculose. Soigné dans un sanatorium de Québec, il dépérit bientôt à vue d’£il, victime d’un mal aux ravages incontrôlables celui-là, le déracinement et l’aliénation. « Si le déroulement est celui d’une fiction, l’histoire de Tivii est inspirée de faits réels, explique Pilon. Il y a eu une grande épidémie de tuberculose dans le Grand Nord canadien dans les années 40-50. Sur une population totale de 40 000 Inuits, 1500 ont été touchés et déplacés. Encore aujourd’hui, presque tout le monde a dans sa famille quelqu’un qui en a été affecté. » Le scénario, l’anthropologue Bernard Emond l’écrit alors qu’il vit dans le Grand Nord, où il travaille comme formateur vidéo. Approché pour le mettre en scène, Pilon est enthousiaste, mû aussi par des sentiments contrastés: « J’étais à la fois choqué de voir que cette histoire restait méconnue, alors que cette situation s’était avérée dramatique pour les Inuits, mais aussi charmé par le ton, très sobre, d’un scénario néanmoins d’une belle profondeur. Cette histoire rejoint quelque chose de plus universel, à savoir l’importance, pour un être humain coupé des siens et de ses origines, d’être respecté pour ce qu’il est et dans sa dignité, avant d’être capable de s’ouvrir aux autres. A quoi se greffe le thème de la transmission, le désir, à travers l’enfant, de renouer avec ses origines dans l’exil. Cela me semblait pouvoir rejoindre la situation de centaines de milliers d’immigrants qui vivent aujourd’hui, partout, ce genre de situation. »

Droit dans le mur

Cette résonance contemporaine n’empêche pas le film d’être solidement ancré dans son époque, reconstituée avec une précision toute documentaire. Une minutie englobant aussi bien le cadre que les soins apportés aux patients ou le quotidien de ces derniers, vivant, pendant des années parfois, dans des salles communes: « Il y a un processus d’humanisation. Ce qui les rapproche tous, c’est d’avoir la même maladie, au-delà des différences culturelles.  » Avec aussi, une quête, constante: « Le film parle des systèmes -sanitaire, religieux…- qui sont souvent déshumanisants et de la façon dont, à l’intérieur de ces systèmes, il y a des êtres humains qui font la différence. »

S’ajoute à ce plan d’ensemble une réflexion implicite sur une époque où l’on traitait les siens de façon différente: « Cette réflexion prolonge le travail de mes documentaires, où j’ai beaucoup filmé des gens évoluant un peu en marge de la société. A l’époque, les gens différents étaient intégrés dans les familles. On vit aujourd’hui dans une époque beaucoup plus individualiste et consumériste. Face aux crises économique et environnementale, la fuite en avant consumériste ne m’apparaît certainement pas comme une solution. On nous parle toujours de relance, comme s’il ne s’agissait que de soutenir la production pour aller droit dans le mur, mais ne faut-il pas reconsidérer notre rapport à la production et à la consommation? » Quant à établir ce qu’il faut pour vivre, Pilon laisse à chacun le soin d’en faire son inventaire personnel: « Comme artiste et comme cinéaste, on est sensible au monde dans lequel on vit, on sent des choses, mais on n’a pas nécessairement de solution politique à apporter. Si les films peuvent parfois contribuer à une certaine conscience, à un certain éveil, tant mieux, c’est un petit bout de chemin quand même. »

Rencontre Jean-François Pluijgers

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