L’absolu keatonien

Le Dernier Round © gettyimages

Avec le comédien au masque impassible, le burlesque devenait une mécanique funambulesque imparable. Démonstration en trois classiques paraissant en version restaurée…

« Keaton est au comique ce que Garbo est au film de passion, une sorte d’arc tendu vers l’absolu », écrivait joliment Robert Benayoun dans Le Regard de Buster Keaton, l’essai qu’il consacrait au cinéaste américain en 1982. Star du burlesque, l’équivalent d’un Chaplin (encore que leur art différa sensiblement) tant par le génie que par le succès, « L’homme qui ne rit jamais », comme on le surnommait en raison de son masque impassible, sut faire de ses comédies des exercices funambulesques imparables, mus par un ressort inédit: « Charlot, qui se défend contre le sort immémorial, choisit de rendre coup pour coup et d’agresser ses adversaires, écrit encore Benayoun. Buster, plus adaptable, fonctionnalise son univers par une passivité intense qui détourne l’obstacle et désamorce les complots: il attend sur place que son navire coule pour que son radeau tout préparé soit mis à flot, allume sa cigarette au bûcher que lui préparent les cannibales, construit une passerelle sur le vide en déplaçant les planches selon son avancée, ouvre le robinet de la baignoire qu’il pilote sur l’océan. »

L'absolu keatonien

Soit ce qu’on a appelé la « mécanique keatonienne », alignant suivant une logique imperturbable obstacles innombrables et gags irrésistibles, assortis à l’occasion d’une dimension onirique. Et un dispositif narratif inépuisable, comme l’illustrent trois films paraissant en version restaurée, à savoir, dans l’ordre chronologique: Sherlock Junior, La Croisière du Navigator ( The Navigator) et Le Dernier Round ( Battling Butler), tournés au milieu des années 20. Keaton est alors à son sommet créatif lui qui, en cinq ans à peine, de 1923 à 1928, enchaînera, épaulé par une solide équipe de gagmen et assisté parfois à la réalisation, une dizaine de classiques impérissables au rang desquels encore Les Trois Âges, Le Mécano de la « General » ou The Cameraman.

L'absolu keatonien

Passer dans l’écran

Les trois titres réédités aujourd’hui ont en commun de débuter sur des romances mal engagées. Ainsi, Sherlock Junior, où un rival malveillant a réussi à le compromettre aux yeux de sa bien-aimée, le faisant passer pour l’auteur du larcin qu’il a lui-même commis. Ayant regagné, penaud, le cinéma où il travaille comme projectionniste, Buster s’endort devant un film pour bientôt se mêler en rêve à l’histoire se déroulant à l’écran, où il se mue en détective trouvant la solution à ses problèmes au gré d’aventures rocambolesques. La poésie et le burlesque se confondent ici lumineusement, et le procédé du passage dans l’écran, magique, n’est pas sans annoncer le Woody Allen de La Rose pourpre du Caire. Keaton y ajoute son sens aiguisé du rythme et du spectacle, et le film propose encore une scène de poursuite d’anthologie, l’acteur juché sur le guidon d’une moto lancée à toute blinde. Le résultat est impressionnant, un peu plus encore quand l’on sait qu’il n’y a là aucun trucage, le comédien ne laissant à nul autre le soin d’exécuter ses cascades.

L'absolu keatonien

Le Dernier Round débute lorsque, n’en pouvant plus de voir leur fils Alfred (Keaton) mener une existence oisive, les Butler, un couple de la haute société, décident de l’envoyer à la montagne, histoire d’en faire un homme. C’est là que, flanqué de son majordome, il va rencontrer une jeune femme du cru dont le père et le frère ne voient pas leur liaison d’un bon oeil -euphémisme. À quoi Alfred va penser trouver la parade en se faisant passer, à la faveur de leur homonymie, pour un champion de boxe, Battling Butler, l’entreprise prenant un tour plus incertain encore lorsqu’il lui faudra affronter « le tueur de l’Alabama ». Mineur sans doute à l’aune des chefs-d’oeuvre du comédien-réalisateur, le film n’en déroule pas moins son chapelet de gags comme à la parade, la chorégraphie de l’esquive s’y doublant d’un sens aiguisé de la mise en scène -apprécié notamment du Martin Scorsese de Raging Bull, souligne Nachiketas Wignesan, exégète commentant des séquences des différents films.

Sherlock Junior
Sherlock Junior© gettyimages

Opiniâtreté obsessionnelle

Enfin, coréalisé avec Donald Crisp, La Croisière du Navigator constitue l’un des sommets incontestés de l’art keatonien. Héritier d’une famille aisée, Rollo Treadway est éconduit sans ménagement lorsqu’il demande sa riche voisine en mariage, les circonstances voulant toutefois que les deux jeunes gens se retrouvent par hasard seuls à bord d’un paquebot dérivant sur les océans, non sans tout ignorer de leur présence respective. S’ensuit un chassé-croisé orchestré avec maestria dans les coursives du navire, avant l’inévitable cohabitation qui pourrait bien virer définitivement à l’aigre lorsque, apercevant enfin une île, les naufragés découvrent qu’elle est peuplée de cannibales. C’est dans l’adversité la plus grande que la science du gag de Keaton, l’opiniâtreté obsessionnelle de son personnage trouvent leur expression la plus aboutie. The Navigator est à cet égard une mécanique de haute précision, où l’enchaînement inexorable des événements dans une logique aussi absurde qu’implacable semble ouvrir sur une autre dimension. Un chef-d’oeuvre absolu.

La Croisière du Navigator
La Croisière du Navigator© gettyimages

Sherlock Junior, de et avec Buster Keaton. Avec Kathryn McGuire, Ward Crane. 1924. Dist: Elephant.

Le Dernier Round, de et avec Buster Keaton. Avec Sally O’Neil, Snidz Edwards. 1926. Dist: Elephant.

La Croisière du Navigator, de Buster Keaton et Donald Crisp. Avec Buster Keaton, Kathryn McGuire. 1924.

Dist: Elephant.

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