Quand William Friedkin nous accordait une interview: « La spontanéité est plus importante à mes yeux que la perfection »

Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

L’Américain William Friedkin, Oscar du meilleur réalisateur pour « French Connection » (1971) et consacré maître de l’épouvante avec « L’Exorciste » (1973), est décédé à l’âge de 87 ans.

William Friedkin est mort à Los Angeles à l’âge de 87 ans. En 2012, il accordait une interview à Focus à l’occasion de la sortie du film « Killer Joe ». Archives.

Sacré Bill Friedkin. A l’âge respectable où le commun des mortels coule une retraite paisible, le réalisateur de The French Connection et The Exorcist débarque pour sa part avec un film furieux, un Killer Joe déployant sa trame de thriller visqueux avec une férocité et une jubilation contagieuses . A croire que le temps n’a pas prise sur lui: Emile Hirsch, qui tient l’un des rôles principaux du film, le décrit comme une tornade. Et il suffit de le voir débouler, armé de ses immuables Ray-Ban et d’un sourire ravageur, pour comprendre que l’acteur de Into the Wild n’a pas forcé le trait: une demi-heure avec Friedkin, c’est un déluge d’anecdotes débitées avec une ferveur traduisant une passion intacte, pas même entamée par une traversée du désert longue de deux décennies pratiquement.

Une prise unique

De l’histoire ancienne, il est vrai, puisque sa rencontre avec le dramaturge et scénariste Tracy Letts a coïncidé avec un spectaculaire retour en grâce pour le réalisateur. Come-back attesté tout d’abord par Bug, un huis clos bien barré en prise sur la paranoïa américaine présenté à la Quinzaine, à Cannes, en 2006, et aujourd’hui par ce Killer Joe bien nommé. Une franche réussite, dont Friedkin n’hésite pas à attribuer l’essentiel du mérite à son partenaire: « Je n’ai rien inventé qui ne se trouve déjà dans le scénario, j’ai simplement essayé de le traduire au meilleur de mes capacités. Ce script était tellement clair que n’importe qui pourrait l’avoir mis en scène, même si d’autres éléments auraient sans doute été accentués. » Un doux euphémisme, tant la manière de Friedkin est unique, un mélange d’urgence et d’intensité n’appartenant qu’à lui -ce que le cinéaste résume par une formule: « La spontanéité est plus importante à mes yeux que la perfection. »

De cela, les exemples abondent dans son cinéma. La fameuse course-poursuite voiture/métro aérien dans The French Connection? Un tournage sauvage, avec un Gene Hackman survolté lancé à toute berzingue dans la circulation new-yorkaise -il faut revoir le film pour le croire; Friedkin lui-même attribue à l’impétuosité de la jeunesse d’avoir osé un tel tour de force. La scène aéroportuaire de To Live and Die in L.A.? Ayant convoqué William Petersen et John Pankow à l’aéroport international de Los Angeles, histoire, leur avait-il dit, de faire des repérages dans l’un des décors du film, Friedkin les accueille armé d’une caméra, et flanqué d’une équipe (très) réduite. Et de leur donner une paire de flingues avant de les faire courir dans les travées, en toute inconscience, pour un maximum de vérité à l’écran. Bill Friedkin est un acharné de la prise unique, en effet, bossant en conséquence à un rythme échevelé. « Il n’y a aucun mystère à cela, souligne-t-il: les acteurs font leur job, et on avance. Si on sait ce qu’on fait, le reste, c’est du pipeau. Même lorsqu’il m’arrive de travailler avec des acteurs n’ayant jamais tourné de film auparavant, je leur demande d’imaginer qu’ils doivent jouer sur scène, où il est impossible de refaire une prise. Tout ce qu’ils ont à faire, c’est connaître leurs dialogues et respecter leurs marques. Et, bien sûr, avoir été bien choisis. On ne multiplie les prises que si on s’est trompé dans le choix d’un acteur. »

Ses comédiens, justement, le cinéaste a le chic pour les pousser dans leurs ultimes retranchements. Matthew McConaughey en apporte une nouvelle preuve, qui se fend, dans Killer Joe, d’une prestation à laquelle peu de stars hollywoodiennes se seraient risquées. Constat qui arrache un large sourire à Friedkin: « Avant tout, il faut avoir une idée des limites des comédiens -on ne dirige pas tous les acteurs de la même façon. Certains doivent être traités comme des enfants, délicatement, et d’autres, comme Gina Gershon (à l’affiche de Killer Joe elle aussi, ndlr), doivent être secoués. Gina, j’avais l’habitude de lui crier dessus. Il m’arrivait de fermer le plateau, et de gueuler: « What the Fuck Are You Doing? » Je faisais monter la pression parce que son rôle était, à mes yeux, le plus difficile. Jouer cette femme dans les moments où elle se fait tabasser, humilier, n’a rien d’évident pour une actrice. Cela va au-delà de Shakespeare: il n’a jamais demandé à une actrice de sucer un pilon de poulet comme elle doit le faire. Gina me testait sans arrêt pour voir jusqu’où j’étais prêt à la pousser, et je lui ai fait comprendre que j’irais jusqu’au bout. »

C’est peu de le dire, en effet. Et le réalisateur de tout exploser au passage: les limites du genre, et aussi, accessoirement, celles du bon goût. A se demander, d’ailleurs, s’il lui arrive parfois de se réfréner. « J’ai tourné ce film comme il me semblait qu’il devait l’être, insiste-t-il. Certains seraient peut-être allés plus loin en matière de sexe, Tracy ayant laissé cela pour bonne partie à la discrétion du réalisateur et des acteurs. Mais il n’était pas nécessaire pour moi d’aller plus loin que ce qu’on voit à l’écran. » Et qui fut, du reste, suffisant pour valoir au film une classification NC aux Etats-Unis (interdit aux moins de 17 ans), là où le réalisateur se disait prêt à faire les coupes nécessaires pour pouvoir obtenir une cote plus généreuse. Friedkin a souvent eu affaire avec la censure, un sujet qui a le don de lui inspirer des souvenirs: « Le type qui a été amené à évaluer Cruising s’appelait Richard Heffner. A l’issue de la projection, Jerry Weintraub, le producteur, lui a demandé: « Et alors, qu’en pensais-tu, Dick? » Et l’autre de lui répondre: « C’est le pire film que j’ai vu, c’était atroce, horrible. » Jerry lui dit alors: « Certes, mais quelle sera la classification? » « Quelle sera la classification? Il n’y a pas assez de X dans l’alphabet pour un tel film. » Je vous jure que c’est la vérité, comment aurais-je pu oublier une telle scène… (rires aux éclats). Nous avons dû présenter le film 50 fois, avant d’obtenir un R, et j’ai dû couper quelque chose comme 12 minutes d’histoire, mais aussi 40 minutes de sexe hardcore entre hommes: j’avais tourné dans un club dont les types que l’on voyait dans le film étaient membres. Des figurants n’auraient jamais accepté de tourner des scènes comme celles-là, mais eux n’ont pas eu la moindre hésitation. Ces scènes sont aujourd’hui perdues… »

Des histoires comme celle-là, Friedkin peut les aligner au débotté. Ainsi lorsqu’on le lance sur les suites qui ont été données à certains de ses films: The French Connection 2, par John Frankenheimer, et The Exorcist 2, par John Boorman, quand même. « Je ne les ai jamais vus. Pourquoi voudriez-vous que j’aille voir des films pareils? J’ai essayé un jour de regarder des passages de The Exorcist 2. J’étais dans un labo, avec un de mes films, et le type qui s’occupait de l’étalonnage m’a proposé d’en voir une bobine. Je me suis rendu dans la salle de projection, et j’ai regardé dix minutes. Assez pour trouver que c’était un désastre, une insulte. Ce type ne croyait pas à l’histoire. Celui qui a fait cette suite essayait de montrer que l’original n’était rien d’autre que des couilles… » Et de repartir d’un énième rire, satisfait de son petit effet.

Friedkin et le budget catering

La demi-heure impartie touchant à sa fin, on l’interroge encore sur la différence principale à ses yeux entre le Hollywood d’aujourd’hui et celui qui le vit connaître ses plus grands succès, dans les seventies. Et la réponse de fuser: « La principale différence, c’est que le Hollywood des années 70 était dirigé par des gens qui aimaient les films, qui en avaient fait ou y avaient participé. Alors qu’aujourd’hui, on ne trouve à sa tête que des ex-agents et avocats dont l’attitude est beaucoup plus orientée vers le business. A l’époque où j’y travaillais (les derniers films de Friedkin ont été produits sur base indépendante, ndlr), ces gens venaient du cinéma et en comprenaient les problèmes. Du coup, il n’y avait pas de film dépassant largement leur budget. The French Connection a été fait pour 1,8 million de dollars: c’est beaucoup pour de nombreux films étrangers, mais cela équivaut au budget catering d’un film en Amérique. Et encore, ils étaient prêts à me tuer parce que j’avais excédé le budget de 300 000 dollars. »

Et de ponctuer l’essai par une dernière anecdote, que lui avait rapportée son ami Mervyn LeRoy, producteur du Magicien d’Oz, et réalisateur de nombreux classiques hollywoodiens . « Mervyn avait tourné un film intituléTugboat Annie pour le compte de la MGM, que dirigeait le légendaire Irving Thalberg. Dans une scène, Wallace Beery rentrait, ivre, dans une église pendant le sermon, à la recherche de sa femme, jouée par Marie Dressler, qu’il n’arrivait pas à trouver… A l’issue d’une preview, le patron du studio avait fait part de ses impressions au réalisateur: « Je pense que c’est un très bon film, mais pour la scène de l’église, ne penses-tu pas que ce serait plus drôle si les chaussures de Beery couinaient, et que tous les visages de l’assistance se tournaient vers lui? » A quoi Mervyn LeRoy avait répondu: « Super idée, mais le tournage est terminé, et le décor est démonté. » Et Thalberg de reprendre: « Mervyn, t’ai-je demandé si le décor était toujours là? Non, je t’ai demandé si la scène serait meilleure. » « Bien sûr qu’elle serait meilleure. » « Et bien, dans ce cas, retourne-la. » Ils ont reconstruit le plateau, et ont tourné la scène comme l’avait suggéré Thalberg. Et le film est devenu un classique. Vous essayeriez de faire cela aujourd’hui, on vous lyncherait en public. » Sacré Bill Friedkin…

RENCONTRE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS À VENISE, en 2012

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