DEUX OUVRAGES DE RÉFÉRENCE SE PENCHENT SUR LE PARCOURS DE JEAN-LUC GODARD, CINÉASTE DE GÉNIE ET MANIPULATEUR DE FORMES, D’IMAGES ET D’IDÉES, TOUT SAUF A BOUT DE SOUFFLE…

Sacré Godard! Jusqu’à son absence qui réussit à faire l’événement, de Cannes (où l’on spécula tant et plus sur sa venue au printemps 2010) à Hollywood, qu’il prit soin, voici quelques semaines, de laisser l’honorer sans lui d’un Oscar récompensant l’ensemble de sa carrière. A 80 ans (depuis le 3 décembre dernier), l’artiste est plus que jamais une icône, sanctifiée ou controversée, c’est selon, voire même détournée à l’occasion. Ainsi lorsque, pour son film Le Prestige de la mort, Luc Moullet imagina un scénario, cocasse et gonflé, où les projets d’un cinéaste de relancer sa carrière par la mise en scène de sa propre mort étaient contrariés par la disparition effective du réalisateur de Pierrot le fou. Tout fait cinéma, en effet, pour paraphraser le titre de la monumentale biographie que consacre au cinéaste franco-suisse le critique américain Richard Brody, Tout est cinéma.

Génie et distance critique

Fin connaisseur de l’£uvre godardien, l’auteur, rédacteur au New Yorker, retrace le parcours du cinéaste avec une précision méticuleuse, inscrivant sa démarche créatrice dans son époque, en même temps qu’il l’éclaire d’apports biographiques tant, il est vrai, les 3 éléments apparaissent indissociables chez JLG.  » Cet ouvrage essaie d’établir des correspondances, écrit-il dans sa préface. C’est une tentative de découvrir et d’observer comment se répondent certains éléments fondamentaux de la vie et de l’£uvre de Godard, et son époque.  »

Le résultat est rien moins que probant et captivant, qui réussit à embrasser la question Godard dans toute sa complexité. Si Brody salue, à juste titre d’ailleurs, l’artiste génial qui, « avec A bout de souffle , réussit pour le cinéma, pour lui-même et pour la Nouvelle Vague, ce que Sartre avait réussi à la fin des années 1940 pour la philosophie, pour lui-même et pour l’existentialisme: il a fait de son mouvement l’emblème de son époque, a imposé le cinéma comme le média le plus important du moment, et il en est devenu personnellement l’icône », il n’en adopte pas moins au besoin une distance critique. Ainsi, à l’égard des engagements politiques pour le moins discutables qui emmèneront par exemple Godard sur la voie d’un maoïsme obtus, parmi d’autres avatars, et notamment ses positions sur la question juive qui lui ont valu l’accusation répétée d’antisémitisme; voire, encore, de l’impasse artistique dans laquelle celui-ci se complaira par moments.

Made in USA

Ce ne sont là que certains aspects d’un ouvrage passionnant de bout en bout, qu’il décrypte encore, signe d’une porosité jamais démentie, la façon dont Godard utilisa le cinéma comme miroir de l’évolution de sa relation avec Anna Karina, ou qu’il accompagne son questionnement sans cesse renouvelé sur la création, ses doutes, voire ses moments d’intense désespoir. Sans même parler (les « minutes » d’innombrables témoignages à l’appui -c’est bien d’une biographie Made in USA qu’il s’agit) d’une plongée au c£ur de sa méthode de travail, aux effets humains parfois dévastateurs. « De manière générale, la méthode de travail godardienne est durement ressentie par les participants de ses films, parce que ces relations de longue durée, qui entraînent de nombreux moments passés sans tourner, deviennent inévitablement personnelles. Le mélange de la vie et du travail, l’estompement des limites entre les sphères personnelle et professionnelle sont immensément féconds pour les films de Godard. Son travail se nourrit des tensions qui en résultent, quand bien même il paraît en souffrir autant que ses collaborateurs », écrit encore Brody à propos d’un auteur volontiers misanthrope.

Autant dire qu’il y a là une mine d’informations, complétées d’analyses éclairées -en ce compris relatives à l’accueil, contrasté, dont a bénéficié l’£uvre de Godard aux Etats-Unis (un curieux effet boomerang voulant, par ailleurs, que le public américain ait redécouvert ses grands cinéastes classiques sous l’effet de la Nouvelle Vague). A quoi l’on ajoutera moult anecdotes et détails piquants (Jean-Pierre Gorin, autoproclamé, non sans ironie, « Yoko Ono du cinéma ») ou signifiants -impossible, par exemple, de ne pas se demander à quoi aurait ressemblé Le mépris avec Frank Sinatra et Kim Novak, que souhaitait réunir Jean-Luc Godard.

Passions et associations

Différent dans sa forme, le Dictionnaire des passions de Jean-Luc Douin, journaliste au Monde, propose une approche originale comme ludique de l’£uvre de JLG. Et convie le lecteur à piocher au gré de ses 250 entrées qui composent un kaléidoscope de l’univers godardien, non sans privilégier les associations – « Enchaînements d’images et/ou d’idées sans liens forcément évidents mais qui permettent de rebondir d’une notion à une autre, d’un argument à l’autre, jusqu’à l’aboutissement d’une logique, chaque étape enrichissant le raisonnement »; et un procédé auquel a abondamment recouru l’artiste, de Une femme est une femme à ses Histoire(s) du cinéma.

S’il y a là comme une irrésistible invitation à papillonner de Hitchcock en Bardot; de Bardot en Femmes; de Femmes en Fantômes; de Fantômes en Alphaville; d’Alphaville en Prostitution; de Prostitution en Vlady, etc., le regard sur l’£uvre et l’artiste n’en est pas moins résolument pénétrant. Analyse subtile des films, lignes de force et thématiques de l’£uvre, références, méthode de travail du cinéaste, options politiques… L’auteur embrasse en effet l’univers godardien dans son ensemble, jusqu’aux récurrences, anecdotiques ou porteuses de sens, qui le jalonnent -ainsi de la figure du Jardinier, qui traverse l’£uvre, de Soigne ta droite à Notre musique: « son idée de « jardinier du cinéma », d’expert dans l’art de juxtaposer deux images comme deux fleurs, deux couleurs dans un paysage, ce fut d’utiliser le montage pour faire de l’histoire », écrit Douin à cet égard.

De cette perspective éclatée résulte un portrait fouillé et fascinant autant que sans complaisance, les contradictions et un profil pour le moins compliqué (voir, par exemple, les entrées relatives aux Acteurs, ou à Bruno Nuytten) participant du génie de l’artiste. Soit une bible du godardophile, suivant l’expression de l’éditeur. Et 2 ouvrages parfois redondants, mais plus encore complémentaires, qui composent le catalogue raisonné de l’£uvre de Godard.

Si ces 2 livres en font donc le tour, ce n’est pas pour autant qu’il soit de ceux à se laisser cerner. Après un Film socialisme que l’on pourra découvrir sur nos écrans l’été prochain à la faveur de l’Ecran Total, le cinéaste s’apprête à tourner Adieu au langage. JLG, pour sûr, n’a pas fini de nous surprendre…

u JEAN-LUC GODARD, TOUT EST CINÉMA, DE RICHARD BRODY, ÉDITIONS PRESSES DE LA CITÉ, 804 PAGES.

u JEAN-LUC GODARD, DICTIONNAIRE DES PASSIONS, DE JEAN-LUC DOUIN, ÉDITIONS STOCK, 460 PAGES.

TEXTE JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS

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