Jeux de tôle

Eric Richer plonge dans l’âpre quotidien d’un gamin élevé à l’ombre de carcasses automobiles et de rites absurdes. Un premier roman incroyable.

Un garçon « vide sa pinte, et réalise qu’aucune femme n’est présente dans le bar. Aucune ». En une phrase de son incroyable premier roman, Eric Richer révèle l’une des clés de compréhension de l’univers oppressant qu’il dépeint à grands renforts de détails, dans un pays probablement imaginaire du nord-est de l’Europe, aux moeurs aussi ancestrales que barbares. Un village déserté par les femmes, en quelques points comparable à celui du film Calvaire de Fabrice du Welz, où une colonie de galériens chasseurs tente de faire survivre contre toute logique le Kännöst, un rite de passage répugnant et éminemment sexiste où les jeunes filles sont tondues et les gaillards accueillis dans l’âge adulte dans une débauche pestilentielle de carnage et de sang chaud. C’est dans cette ambiance que tente de grandir Nói, fiché dans les carcasses désossées de bagnoles refourguées à la casse familiale, dans ces vestiges abîmés portant tous les souvenirs d’une fatale embardée et de vies stoppées net. Il est le fils du translucide Terje et le descendant du tyrannique patriarche Zelj -vieillard imbuvable qui descendra d’un coup de fusil le chien familial diminué au cours d’une scène inaugurale particulièrement troublante. Soutenu à bout de bras par son oncle Otto, frère de sa mère disparue, et qui fort heureusement n’est pas vraiment d’ici, l’adolescent paumé redoute la survenue prochaine du mystérieux rituel, et s’abîme en sniffant du détergent, en participant à des expéditions punitives au paint-ball contre les rares homosexuels du coin, en consommant des matchs de MMA ou en accompagnant la famille détraquée Tarert à des concerts de black metal.

Jeux de tôle

Frêle réconfort

Tout semble (est) éminemment sinistre dans ce sous-monde établi à proximité d’un terrain militaire, survolé jour et nuit par les avions de chasse et parsemé de carcasses de camions ou de satellites, de sculptures à la Mad Max – » porc-épic de planches et de clous rouillés tournés vers l’extérieur« . Les hommes s’y soûlent arme à proximité, en braillant fort et bombant le torse pour oublier les femmes qu’ils pleurent. Pourtant -lueur d’espoir enfin-, Nói attend le retour en ces sombres passages de son amour de jeunesse, disparue à l’aube de son propre Kännöst mais dont on annonce le passage prochain. Et pour l’accompagner, l’épauler en attendant, un requin noir fantasmagorique surgit au-dessus de sa tête quand il passe un certain seuil d’intoxication à ce qu’il sniffe, comme la promesse chamanique d’un autre monde possible. Si le roman s’avère souvent âpre dans ce qu’il propose, désespéré même dans la tournure que prennent les événements, il est servi par une langue splendide de brutalité poétique, sensorielle au possible ( » le ciel pissait du verre pilé« ,  » il chercha un motif abstrait dans la haie de roseaux pour ensabler son esprit« ,  » les flammes se noient, chuintent comme les pas d’un petit fantôme sur un tas de feuilles sèches« ), qui laisse contre toute attente allumée en permanence une réconfortante veilleuse, un matriciel rempart contre les ténèbres.

La Rouille

de Eric Richer, ÉDITIONS L’Ogre, 372 pages.

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