PHOTOGRAPHE DE PLATEAU CHEZ COPPOLA OU FELLINI, CETTE SEPTUAGÉNAIRE AMÉRICAINE S’EST AUSSI INTÉRESSÉE À CEUX QUI NE SERONT JAMAIS DES ÉTOILES: PAS PLUS AU CINÉMA QUE DANS LA RUE. MARY ELLEN MARK ÉTAIT L’INVITÉE D’HONNEUR DES SONY AWARDS.

La mission d’une photographie n’est-elle pas de capter une plus longue histoire que l’offre d’un instant argentique ou numérique? C’est le sentiment au vu de ce noir et blanc de Francis Ford Coppola, figé dans la météo cataclysmique des Philippines pendant le tournage d’Apocalypse Now. L’anorak qui l’engloutit de façon un peu ridicule ne doit pas empêcher le génie, flanqué de lunettes noires en dépit de la grisaille, d’humidifier jusqu’à l’os. Son regard porté vers la caméra semble dire: « Bravo Mary Ellen, tu as saisi la douche et la merde noire. » Les cinéphiles n’apprendront qu’après la sortie du film la déconfiture prolongée du chef-d’oeuvre de Francis: la crise cardiaque de l’acteur principal (Martin Sheen), la destruction des décors par un typhon et aussi la continuelle menace de banqueroute financière pesant sur le film. Tout n’est pas dans cette image de Coppola, mais elle en constitue un délicieux euphémisme. L’amorce d’un puzzle que les autres photos prises par Mark sur le tournage complètent avec le même sens de gueule de bois muette. Dennis Hopper, défoncé et alcoolique dans la vraie vie, zyeute l’objectif de Mark par le trou d’un drapeau ricain bouffé aux mites, alors que la star Marlon Brando penche son royal glabre sur une libellule de passage. Ce n’est plus la Guerre du Vietnam mais Coppola ou la colère de Dieu. Brando, justement, Mark l’a déjà saisi la décade précédente alors qu’il tourne The Missouri Breaks, foutraque western avec Jack Nicholson. Une image de deux mecs qui rigolent dans un champ de blé: no big deal. Suffit d’ailleurs de dérouler la pelote et on retrouve le même Jack sous l’oeil de Mark dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, jouant au gusse parmi la bande de comparses aliénés. Des restes d’humanité, des manières sans manières, une mise naturaliste qui exclut tout fard: les images « markxistes » ressemblent la plupart du temps à ce qui arrive quand le rideau du théâtre est tiré, que tout le monde est crevé de se mettre inlassablement en scène et que désormais, le seul enjeu restant est de laisser faire. Parce que la confiance a été gagnée, parce que Sean Penn s’en fout de poser fardé en coulisse et Johnny Depp, déjà célèbre, de simplement fumer en se grattant le coin de l’oeil. Avant ces divers pâtés hollywoodiens décalés, MEM a déjà fréquenté quelques illusionnistes ayant eux aussi laissé les lapins blancs au vestiaire: Fellini sur les lieux de Satyricon en 1969. Gracieux, magique, incarné. Mais la bonne photographie serait-elle autre chose que de la digne observation anthropologique?

Seattle, l’autre grunge

« J’ai commencé par la photo de rue, puis je suis venue au portrait, ce qui implique de vouloir davantage de contrôle sur les gens, d’avoir les nerfs de leur demander des choses… » En cette matinée ensoleillée d’avril, Mary Ellen Mark -née en mars 1940 en Pennsylvanie- répond à un Q/A devant un parterre fourni rassemblé au Southbank Centre. La septuagénaire américaine, à l’allure vaguement navajo, explique donc que c’est bien là que tout a commencé: la rue. Y compris donc dans un bordel de Bombay qu’Ellen fréquente dans les seventies, pour en tirer ces images colorées de femmes peut-être aguichantes. Sordide? « Je pense que la différence entre l’exploitation et la photographie se situe dans une forme d’honnêteté, d’éthique: pourtant, quand ces images sont sorties, pas mal de gens ont été outrés, bizarrement peut-être plus les femmes que les hommes. Si je suis parvenue à pénétrer dans ce lieu, je pense que c’est précisément parce que je suis une femme et donc que je représente moins une « menace » qu’un homme. Mon travail est politique au sens où il expose les démunis, mais je ne me suis jamais clairement engagée dans une guerre, un conflit. Peut-être par manque de courage physique, peut-être aussi parce que je préfère travailler de mon côté, être seule avec moi-même. » Celle qui cite les classiques -Cartier-Bresson, Margaret Bourke-White- doit une partie de sa réputation à la qualité de sa street photography. Dans les images du début des années 80 que MEM saisit à Seattle -celle des deux adolescents dont un est armé est célèbre-, elle semble étrangement en avance sur la réputation mondiale de la ville un peu plus tard, via grunge et compagnie. Dans les silhouettes à capuche fatiguées et sweaters trop larges pour silhouettes junkies, on reconnaît à la fois les prémices adolescentes violentes des films de Gus Van Sant et, bien sûr, de la saga Nirvana. Où le pire servira de sanction brutale à la gloire inattendue, avec toujours cette notion de « beauté, concept abstrait et multiple, nullement incompatible avec, par exemple, la laideur physique ». Quitte à récurer l’histoire, MEM rappelle quand même qu’une photo reste en mémoire si elle a du « contenu » et qu’aujourd’hui, « l’image est considérée comme acquise, tout le monde étant bien sûr photographe, y compris les gamins de quatre ans qui agitent leur téléphone cellulaire (sourire). » Il n’y a ni amertume ni défaitisme passéiste chez cette adepte -encore toujours- de l’analogique, juste le constat que « les magazines ont davantage un réflexe illustratif que photographique, étant dorénavant séduits par les « trucs » et autres fugaces modes du visuel« . Professeur au Mexique et à New York, Mary s’inquiète de l’assèchement des publications américaines, « bien moins ouvertes qu’en Europe« et se moque pas mal des catégories artificiellement dressées entre photojournalisme et beaux-arts photos. « Je crois sincèrement qu’il y a beaucoup de bons photographes, mais accéder au rang de « great » me semble nettement plus difficile« … Personnellement, on dirait volontiers qu’elle a réussi l’épreuve.

PH.C.

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