Ils hissent haut la couleur

Jacob Lawrence (1917-2000) © MIGRATION SERIES, PANNEAU #60 JACOB LAWRENCE

Kehinde Wiley n’est pas le seul à franchir la fameuse color line. D’autres artistes afro-américains ont pris les armes de la création au nom des « hommes invisibles », ces absents du musée. Sélection.

Jacob Lawrence (1917-2000)

Lawrence est le premier peintre afro-américain dont le talent a été reconnu de son vivant. L’homme a éprouvé le destin des « negroes » dans sa chair. Dans les années 20, il quitte la Caroline du Sud avec ses parents pour s’installer dans le nord du pays. Puis suit sa mère à Harlem en 1927. C’est l’artiste Charles Alston qui le révèle à la peinture. Dès ses premiers travaux, une évidence s’impose à Lawrence: raconter le destin de ses semblables. Il débute par un cycle de toiles dédiées à Toussaint Louverture, héros révolutionnaire de Haïti à qui l’on doit la première république noire. Sensibilisé à fond à la cause, il se met en tête de ne rien ignorer de l’histoire de ceux que l’on appellera un jour les Afro-Américains. Il crée alors la Migration Series, une fresque narrative ayant pour sujet les travailleurs noirs du Sud partis rejoindre le septentrion pour échapper à leur sort. Composée de 60 panneaux réalisés pendant deux années entières, cette épopée tapera dans l’oeil d’un journaliste du magazine Fortune. Ce sera pour lui le début de la reconnaissance.

David Hammons (1943)
David Hammons (1943)© UNTITLED DAVID HAMMONS

David Hammons (1943)

Né à Springfield dans l’Illinois, David Hammons fait partie des artistes phares en matière d’engagement pour la communauté afro-américaine. Dans la foulée, il entend produire une oeuvre à l’attention explicite d’un public noir populaire qui n’a rien à avoir avec le public artistique habituel, dont il fustige le bon goût et le caractère conservateur. Il a plusieurs coups d’éclat à son actif. Parmi ceux-ci, il faut mentionner une oeuvre, Untitled, qui a beaucoup fait parler d’elle lors de la Documenta IX de 1992. Fasciné par les cheveux afros, le plasticien avait conçu une gerbe tentaculaire composée de véritables cheveux humains, de polyester et autres boîtes de conserve. La pièce attrapait littéralement le visiteur par la manche -façon de ramener le refoulé d’où il a été chassé. Mais il y a aussi The New Black, sculpture consistant en la récupération de l’un de ces masques africains ayant inspiré Picasso et les modernistes. Hammons l’a recouvert d’orange minium à la manière de la tenue des détenus qui, dans les prisons américaines, faut-il le rappeler, sont à 85 % afro-américains.

Lorna Simpson (1960)
Lorna Simpson (1960)© RIUNITE & ICE LORNA SIMPSON

Lorna Simpson (1960)

Artiste afro-américaine défendue en France et en Belgique par la galerie Nathalie Obadia, Lorna Simpson est née à Brooklyn. Photographe et peintre, elle déploie un travail complexe et exigeant centré sur les questions de race et de genre. Au centre de sa pratique, on trouve le corps noir et sa représentation. Moins connue qu’un Jeff Wall, que l’on évoque souvent à son propos, Lorna Simpson mérite pourtant que l’on s’y intéresse avec autant de ferveur. Une récente exposition, en forme de rétrospective au Jeu de Paume de Paris avait permis de confirmer tout le bien qu’on pense de son oeuvre conceptuelle et performative. Au programme, les fameuses photos-textes qui l’ont fait connaître mais également des impressions sérigraphies sur panneaux de feutre, un ensemble de dessins, des « Photo Booths », assemblages composés de photos trouvées et de dessins, ainsi que des installations vidéo et également des collages particulièrement accrocheurs. Parmi ceux-ci, mention spéciale pour la série Riunite & Ice, variations autour d’un même portrait d' »african queen » somptueuse et intemporelle.

Mickalene Thomas (1971)
Mickalene Thomas (1971)© PORTRAIT OF MAYA #8 MICKALENE THOMAS

Mickalene Thomas (1971)

 » Ma Négritude est truelle à la main, est lance au poing« , écrivait Senghor. La phrase va comme un gant à l’oeuvre de Mickalene Thomas dont on a souvent dit qu’elle était imbibée d' » une esthétique soul, ostensiblement flamboyante et exubérante ». Le travail de cette plasticienne pluridisciplinaire venue, elle aussi, de Brooklyn se découvre offensif mais également savant et populaire, lettré et spontané, sophistiqué et cheap. Un grand vent de désacralisation souffle sur sa production. Une toile comme Portrait of Maya #8 (2015) livre les éléments emblématiques de sa grammaire formelle. Laquelle grammaire résulte d’un vocabulaire iconographique qui « frise la rigueur archéologique » en ce qu’il s’articule sur un ensemble impressionnant de documents. Sur un épais panneau de bois contreplaqué, aplats de couleurs, morceaux de photographie collés, strass et motifs variés composent un portrait riche en textures qui évoque tant le Matisse des cut-outs que les pages des magazines afro-américains cultes des années 60, façon Ebony et Black Tail. À travers ces patchworks fascinants comme de la précieuse verroterie, c’est toute la question de l’identité noire qui est réactivée, trop longtemps absente, voire expurgée, de l’histoire classique de la peinture. L’intéressée manie également la citation en faisant des références évidentes à d’autres monuments consacrés de l’histoire de l’art: Manet et son odalisque, Courbet, Balthus ou, forcément, Ingres… autant de signatures pour lesquelles la couleur noire n’est qu’un second plan porteur d’exotisme.

Wangechi Mutu (1972)
Wangechi Mutu (1972)© MISGUIDED LITTLE UNFORGIVABLE HIERARCHIES WANGECHI MUTU

Wangechi Mutu (1972)

Le destin de Wangechi Mutu est un peu différent des autres artistes évoqués. Il est pourtant révélateur de la cause afro-américaine. Née à Nairobi, cette Kenyane ne s’est installée aux États-Unis qu’en 1992. La situation sociale et le contexte racial de ce pays vont déclencher sa carrière. À la fois anthropologue et diplômée en sculpture de Yale, Mutu explore tant la vidéo que le collage, tant la sculpture que la performance. La critique parle d' »afrofuturisme » à propos de son oeuvre qui a reçu les faveurs du Brooklyn Museum. Théorisé par le journaliste américain Mark Dery dans l’ouvrage Black To the Future (1994), ce mouvement se vit comme un mélange de  » science-fiction et cyberculture, en phase avec son époque, au service d’une réappropriation imaginaire de l’expérience et l’identité noire« . Il faut découvrir une oeuvre comme Misguided Little Unforgivable Hierarchies, sublime collage très révélateur de son talent, à mi-chemin entre l’histoire coloniale et la mode, dans lequel elle questionne les hiérarchies sociales et les relations de pouvoir autour de catégories raciales et ethniques.

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